TOUT LE PAQUET !

Oui, il est possible que je me sois trompé. Il est possible que les types de l’ambassade soviétique n’aient pas orienté la situation exactement dans le sens que je viens d’indiquer, mais je sais que le fond de mon raisonnement est valable, et toute réflexion faite, je ne suis pas mécontent de ma visite. Les Russes auront au moins compris que je ne suis pas le toquard de service et ils arrêteront les frais si vraiment leur histoire d’attaché kidnappé est du bidon !

Maintenant, je fonce, gare dessous !

Je retourne à la grande taule. Mais ne croyez surtout pas que j’aille chez le Vieux. En voilà un qui m’a mordu le pif tout à l’heure, et je ne le reverrai que pour lui livrer la solution du problème ou pour lui flanquer ma démission !

Je suis en état de grâce. Je ne sais pas si vous connaissez ça, mais c’est très curieux, brusquement c’est comme si j’étais schlass… Je me fous de tout ; je bois l’obstacle, et tant pis pour celui qui n’évacue pas le trottoir assez tôt.

— Il y a des mecs disponibles ? je demande en pénétrant dans la salle commune où quelques bignolons commentent les dernières performances.

Les visages se tournent vers moi. J’avise celui de Plumet. Plumet est un petit jeunot plein de hargne. Un de ces gars qui ne perdent pas de temps dans l’existence et qui, dès le départ, marnent pour l’avancement et la Légion d’honneur.

Ces gars-là ne valent pas un pet de lapin pour une partie de rigolade, mais au turf, on peut compter sur eux…

— Tu es libre ? je lui demande.

— Oui, m’sieur le Commissaire…

— Alors, écoute…

Il s’amène, nous nous isolons dans un coin de la salle.

— Tu sais que nous avons un pensionnaire à la cave ?

— Je sais, oui, patron…

— Je voudrais qu’il s’évade…

— Qu’il…

Il avale sa surprise, car c’est un gars mieux stylé qu’un valet de grande maison.

— Oui, qu’il s’évade, et je compte sur toi pour m’aider. Tu vas aller le tirer de son cachot. Sois cynique, laisse-lui entendre que tu es le « buteur » maison et que tu l’emmènes faire un petit tour à la campagne.

« Prends une voiture, fais-le asseoir à tes côtés et dis-lui que s’il fait un geste, tu le sucres…

« Il pensera que tu es seul parce que c’est un sale boulot et que, moins il y a de témoins pour ces sortes d’aventures, mieux ça vaut. Surtout aie l’air mauvais, méfiant, brutal…

« Je te suivrai à distance… Lorsque tu trouveras un moment propice, tu flanqueras un coup de volant malencontreux afin d’emboutir le derrière d’un autre véhicule… T’occupe pas de la casse, la maison est assurée. Il s’ensuivra fatalement un moment de flottement que l’autre mettra sûrement à profit s’il n’est pas une nave de première bourre, tu saisis ? »

— Parfaitement, m’sieur le commissaire.

— Justement, la nuit tombe, c’est O. K…

— Dites-moi, fait-il, « l’accident », il doit avoir lieu en ville ou en banlieue ?

— Mettons hors du centre. Tiens, je verrais assez l’avenue de la Grande-Armée, par exemple. Ou même plus bas, du côté du pont de Neuilly…

— Entendu…

— Je vais filer et t’attendre au coin de la rue. Arrivé là, ralentis de façon à ce que j’aie le temps de démarrer et de t’emboîter le pas. Surtout sois naturel… Autre chose, quand le type se fera la valise, poursuis-le à coups de pétard, il est absolument nécessaire qu’il croie à la vérité de tout ça… Bien entendu, ne descends pas deux ou trois passants pour corser le rodéo, tu te ferais lyncher par la presse !

— N’ayez pas d’inquiétude…

— Ça va, je donne des instructions pour qu’on te remette le prisonnier…

Je suis assis avec Bérurier dans la vieille Matford de ce dernier. Bérurier, c’est la grosse gonfle pas bileuse, bonne pour les massages au plexus solaire des gangsters. Je l’ai réquisitionné parce que la partie est mahousse comme un champignon atomique et que si jamais je la rate, faudra que je fasse le grand tour pour traverser Paris, because il y aura du chahut à la maison poulmann !

C’est moi qui tiens le volant. Je compte sur mes réflexes beaucoup plus que sur les siens.

Lorsque Plumet nous dépasse, il donne un petit coup de klaxon discret et ralentit comme un gars prudent. J’aperçois la silhouette mince du prisonnier, son visage blême… J’ai tiré mon bada sur les châsses de façon qu’il ne puisse me reconnaître pour le cas où il regarderait de mon côté. Mais mes craintes sont vaines ! Nous commençons la procession. Molo pour débuter, puis plus rapide une fois que nous avons atteint les Champs-Elysées.

Au Rond-Point, il se produit un embouteillage, juste entre nous et la voiture que nous suivons. Un grand con avec une Vespa vient d’embrasser une camionnette. Ça paralyse illico la circulanche. J’en ai les précieuses brusquement flétries. Si je perds Plumet et que l’autre tordu réussisse à se tailler, je n’oserai plus réapparaître devant les copains. On se foutra de ma cerise pendant plusieurs siècles, et dans plusieurs millénaires, on se répétera l’histoire de San-Antonio, le ballot qui avait voulu jouer au chat et à la souris et qui s’était fait faire marron comme un vieux greffier aveugle !

Je bloque mon avertisseur. Ça donne l’idée aux autres guindes de la file d’en faire autant. En trois secondes, Paris pourrait subir un bombardement aérien qu’on ne s’en apercevrait même pas !

Le flic préposé au débrouillage de l’écheveau se fout en rogne, tire le « Vespasien » à l’intérieur de son refuge clouté et fait démarrer les bagnoles.

Je me rue en direction de l’Arc… L’avenue est dégagée… J’aperçois tout en haut, vers George-V, la 404 de Plumet et je mets la sauce pour la rejoindre. Heureusement, ce petit dégourdoche s’est aperçu de l’incident et a pris la précaution de ralentir…

Nous contournons l’Arc de Triomphe… Des cars de touristes, qui n’ont sans doute jamais vu l’éclairage au gaz, stoppent autour du monument. Des troupeaux de Ricains, de Nordiques, de Suisses trottent photographier la dalle sacrée… Tout ça crée une nouvelle confusion. Mais Plumet se méfie et roule à faible allure. Et tout d’un coup quelque chose se produit. Quelque chose que je n’avais pas prévu et qui me fait bondir sur mon siège. Je vois la portière de l’auto suivie s’ouvrir, du côté du conducteur. Plumet en sort, bascule, tombe sur la chaussée où il reste inanimé ; la voiture zigzague un peu, le temps que le faux Bunks cramponne le volant… Puis, elle fait un saut en avant et se met à tracer vilain.

Eh bien, voyez-vous, bande de truffes, non, je l’avoue, je n’avais pas envisagé cette hypothèse-là. Je n’avais pas prévu que le prisonnier pourrait se barrer réellement, et avec la voiture !

Avec une voiture qui grimpe à cent cinquante comme vous avalez un verre de vin ! Alors que le tréteau de Bérurier rampe misérablement et se met à vibrer comme une greluse à qui vous faites des papouilles, lorsque vous essayez de lui faire croire que le quatre-vingts n’est pas au-dessus de ses moyens !

Je gueule des injures ! Je trépigne ! Je bave…

— On devrait s’arrêter, dit Bérurier, Plumet est blessé !

— Qu’il crève ! je gueule… Un manche pareil n’a pas le droit d’emm… plus longtemps ses concitoyens !

— Le gars lui a filé un sérieux paquet sous le menton, j’ai tout vu d’ici, affirme le gros sans se démonter… Ça lui a coupé le sifflet, c’est un truc japonais, on me l’a fait une fois ! Malheur ! J’ai cru qu’on m’enfonçait un ballon de football dans le gésier ! Il n’a eu qu’à le faire glisser de la guinde…

Je ne réponds rien… Toute mon attention se porte sur la 404 qui s’amenuise à toute allure dans l’avenue du Bois !