Le juge Pompard se haussa sur la pointe des pieds pour permettre à ses fesses tristes d'atteindre la banquette. Il les déposa précautionneusement sur la moleskine et sortit de ses poches tous les quotidiens de Paris. Au moment où Jango le rejoignit, la table de la brasserie ressemblait à l'éventaire d'un dépositaire Hachette.

— Bigre, dit Jango, vous vous intéressez à l'actualité, à ce que je vois…

L'homme-à-tête-de-tirelire leva doucement sur l'arrivant des yeux lourds de tristesse.

— Vous avez lu ? demanda-t-il.

— Quoi donc ?

— Ça !

— Le tremblement de terre ?

— Non, ça…

Il écrasa son index dodu sur un titre

« Étrange disparition de la femme d'un juge d'instruction et d'une de ses amies », lut Jango.

Il hocha la tête :

— A notre époque, il faut s'étonner de rien.

— Mais, dit le juge, mais il s'agit de ma femme…

— Je vous demande pardon ? Je n'avais pas fait le rapprochement. Non ? Vous êtes juge d'instruction ?

— Oui, mais ça n'arrange rien… J'ai l'air ridicule, avec cette histoire.

— Je vous avais prévenu : les hommes ont mauvais esprit. Dès que vous signalez la disparition d'un conjoint, les gens vous traitent de cornard !

— Justement, ça n'a pas été le cas. Ce qui complique tout, c'est la disparition de son amie Rose…

— Une personne très bien, assura Jango.

Le juge frotta son pouce sur la fente de sa tirelire.

— La police ne peut croire à une coïncidence. Comme, de ce fait, toute idée de fugue est écartée, elle va, parce que je suis de la maison, déployer tous ses moyens… C'est très inquiétant, d'autant plus que j'ai été obligé de parler du soi-disant échange de location. Sans aucun doute, vous allez recevoir la visite des enquêteurs. Dites qu'en effet vous avez vu les deux femmes et qu'elles sont reparties de chez vous, bien entendu…

— Bon, consentit Jango.

— Surtout, conservez votre sang-froid…

Jango eut l'air surpris par cette exhortation.

— Naturellement, voyons.

Vaguement tranquillisé, le juge-plus-large-que-haut tendit cinquante mille francs à son fournisseur de deuil.

— Merci, dit Jango.

Il enfouit les billets dans sa poche et ajouta avec un charmant sourire :

— Je ne recompte pas… Si un juge n'était pas honnête…

— C'est moi qui vous remercie pour votre accommodement, déclara Pompard. Vous avez eu un double tracas, avec cette stupide complication…

— N'en parlons pas ! se récria Jango. Tout le plaisir a été pour moi.

Il réalisa ce que cette affirmation pouvait avoir d'inquiétant.

— Je veux dire, corrigea-t-il, que j'ai été très content de connaître l'amie de votre femme. Nous avons parlé peinture. Elle était très compétente…

— Elle avait des goûts avant-gardistes…

— Vous n'aimez pas la peinture nouvelle ?

Le juge se voila la face.

— Ma femme peignait aussi. Toute ma vie a été gâchée par des discussions stériles sur le cubisme, le surréalisme et autres fadaises. Picasso, monsieur ! Picasso, je le connais mieux que moi-même… Je sais son âge, ses liaisons, le nombre de ses tableaux et ce qu'il mange à son petit déjeuner… Monsieur, j'ai acheté mon veuvage afin d'être tranquille. Afin de pouvoir décrocher tous les cauchemars qui couvrent mes murs. La Femme à la chaise, monsieur, je l'ai depuis dix ans devant les yeux ! En face de mon lit. Il paraît que seule la maison Braun parvient à rendre toute la vérité de l'original dans une reproduction. Eh bien, monsieur, j'ai souvent rêvé d'incendier la maison Braun. La Femme à la chaise, je vais la décrocher, la sortir de derrière la vitre qui la protège ; je vais essayer de trouver ses deux yeux et je les crèverai à coups d'épingle. Je la mettrai aux waters. Et savez-vous par quoi je la remplacerai ? Parce qu'il faut bien cacher le rectangle intact de tapisserie. Par L'Angélus de Millet. Voilà de la vraie peinture…

— C'est en effet très beau, approuva Jango qui se souvenait d'avoir vu une reproduction de la fameuse toile sur un couvercle de boîte à biscuits.

— Si c'est beau ! tonna le juge-à-tête-de-tirelire. Vous voulez dire que c'est divin…

— Je voulais le dire, oui : c'est… c'est… étonnant !

— Ah, monsieur, murmura tristement le juge Pompard, on voit bien que vous êtes un militant de la peinture moderne : vous employez le langage de ceux qu'elle envoûte…

Pour faire diversion, car l'exaltation de son client le troublait, Jango lut la première page d'un journal du soir. Il feignait de prendre connaissance de l'article réservé à la licorne et à son amie Rose, mais son regard furetait sur les colonnes voisines. Il découvrit la photographie de Maurice et se laissa aller jusqu'à crier de surprise.

Le juge se pencha.

— L'affaire Borrel, murmura-t-il.

Jango dévorait l'article. Il apprit que le juge Pompard, qui instruisait l'affaire, avait lancé contre Maurice un mandat d'arrêt.

L'article s'intitulait : Un jeune débauché assassine son tuteur.

— Mais, balbutia Jango, mais c'est vous, le juge Pompard… ?

— Parfaitement !

L'homme-plus-large-que-haut regarda son interlocuteur.

— Vous connaissez ce jeune homme ?

— Comme je vous connais, fit Jango.

Il y eut un moment de flottement. Les deux hommes essayaient d'ordonner leurs pensées.

— Le type de la morgue n'est pas son oncle, lâcha Jango.

Le juge n'osa pas comprendre. Il tint son regard baissé sur ses genoux.

— Pour tout vous dire, son oncle est avec votre femme.

Pompard respira profondément et but une gorgée d'eau gazeuse. Un peu de sueur perlait sur les côtés de sa tirelire.

— Ce Maurice, enchaîna Jango, a été mon dernier client… avant vous. Remarquez que je n'ai pas pour habitude de parler de mes affaires, mais c'est différent, n'est-ce pas ? Il va faire des confidences… La police vérifiera. Déjà, l'histoire de votre femme va, vous me l'avez dit, attirer l'attention sur moi.

— Aïe, aïe, aïe, aïe, aïe, fit le juge.

— N'est-ce pas ?

— Ces messieurs m'ont appelé ? demanda le garçon.

Non ! Ces messieurs n'avaient appelé personne. Ces messieurs éprouvaient l'impression de connaître trop de monde. Ces messieurs rêvaient du Sahara, d'un palmier, d'un mètre carré d'ombre, parce que ç'aurait été rudement bon pour ces messieurs d'être assis dans le mètre carré d'ombre, adossés au palmier, à des milliers de kilomètres de soif et de sable des flics.

— Nous sommes dans un beau pétrin, constata le juge. Si, au moins, j'avais connu ce détail ce matin… Mais maintenant que j'ai signé un mandat d'amener, tout l'appareil judiciaire est en mouvement. Et puis !… Que voulez-vous… Ils sont plus de vingt personnes qui jurent sur l'honneur que le décédé de la morgue est le colonel Borrel…

— C'est de ma faute, dit tristement Jango. Depuis quatre jours, je porte malheur et il m'arrive les pires ennuis…

Le juge tira sa montre.

— Vous m'excuserez, j'ai rendez-vous avec un philatéliste pour lui acheter un « Bolivien » d'une extrême rareté. Il y a déjà très longtemps que je le convoitais… Mais avec ma femme…

* * *

Jango regarda le juge se diriger, avec ses petites jambes, jusqu'à la station de métro voisine.

« Il n'est pas heureux, pensa-t-il. Alors, ça n'a servi à rien d'interrompre l'histoire de la chèvre de monsieur Seguin ?… Et son bœuf braisé ?… »

Jango devinait que des nuages noirs s'accumulaient à son horizon et à l'horizon de tous ceux qui, de près ou de loin, étaient mêlés à la disparition du colonel.

Il se tortura le cerveau afin de chercher un mode de restitution de la rosette. Ça n'était vraiment pas aisé de régler un différend de cette nature avec un mort, surtout lorsque ce mort était un ancien colonel. Il aurait bien jeté le bout de tissu dans la cuve d'acide, mais le geste aurait été irrémédiable et, dans le cas où il n'aurait pas convenu au colonel, Jango n'aurait plus eu aucun recours.

« Peut-être que Barbara a trouvé une solution », pensa-t-il… Il lui téléphona.

— Tu tombes bien ! s'exclama Barbara. J'ai déjà passé plusieurs coups de fil chez toi pour te dire…

— Je sais déjà, coupa Jango, j'ai lu le journal.

— Tu sais quoi ? Tu as lu quoi, sacrebleu ?

— L'arrestation de Maurice, pardine !

— Maurice a été coffré ?

— Ce matin ; et sais-tu par qui ? Par le type dont j'ai soigné la femme hier. Figure-toi qu'il est juge d'instruction…

— Pas possible !

— Puisque je te le dis.

Barbara éclata de rire ; et son rire était si spontané, si exaltant que Jango reprit confiance.

— C'est pas tellement drôle, objecta-t-il pourtant.

— Oh si ! Tu te rends compte d'un méli-mélo… En tout cas, tu vois que tout s'arrange ?

— Tu trouves ?

— Tiens donc ! Ton juge ne laissera pas l'enquête se poursuivre de ton côté. Ça risquerait de mal aller pour lui…

Elle s'interrompit un instant et reprit :

— Enfin, bref, il ne s'agit pas de ça. Je suis allée rue Bonaparte porter ton tableau. J'ai été bien reçue par le directeur. Dès que j'ai eu déplié la toile, il a poussé des coups de sifflet et a ameuté les visiteurs. Ils ont tous crié au miracle. Ensuite, il m'a demandé combien j'en voulais… Je lui ai dit que cette peinture appartenait à un de mes amis. Alors, il m'a demandé de laisser la toile chez lui, m'a fait un reçu et a insisté pour que tu trottes le voir.

Jango n'en croyait pas ses oreilles.

— C'est sérieux ? fit-il.

— Et comment ! Je serais toi, je prendrais un taxi et je rendrais visite au bonhomme. Il s'appelle Pichaud ; tu verras, c'est un gars sympa.

La nouvelle ahurit tellement Jango qu'il ne pensa pas à entretenir Barbara de ses affres. Il eut l'impression qu'il venait de vaincre le colonel.

— A demain, dit-il. Je te remercie.

* * *

Monsieur Pichaud était un petit homme à tête de marin nostalgique. Il avait des cheveux blonds pas coiffés, et des yeux bleus intelligents et passionnés.

— Je viens au sujet du tableau qu'une de mes amies vous a apporté cet après-midi.

— Ah, monsieur ! cria Pichaud. Quel chef-d'œuvre !

— Oh ! Vous trouvez ?

— Si je trouve ! Il demande si je trouve !… Mais j'en suis certain, monsieur… C'est une chose exceptionnelle.

— Étonnante ? proposa à tout hasard Jango.

— C'est cela : étonnante et… magnifique.

Du coup, Jango comprit qu'il avait affaire à un adepte de l'art nouveau.

— Il y a quelque chose de…

Il ne se souvenait plus du nom flamand que l'amie de Rose avait cité.

— De… ?

— D'Impanis, dit Jango.

— Connais pas…, fit le directeur, peu au courant des vedettes du cyclisme.

— Et de Pierre Renoir, se hâta d'ajouter le peintre.

Pichaud sourit de la confusion.

— En tout cas, c'est très beau. Quelle matière ! Quelle densité !

— Oui ! s'enthousiasma Jango.

— Et, reprit Pichaud, savez-vous que j'ai fait derrière une découverte intéressante ?

— Pas possible !

— Mais si, il y a là une tentative assez curieuse…

Jango évoqua les abricots.

— Par exemple ! Je ne me serais jamais attendu à ça. C'est mal dessiné, c'est criard…

— Tu, tu, tu, tu : une recherche, vous dis-je ! Naïve ? Certes ! Mais curieuse, justement, de par cette naïveté. Le type qui a peint cette chose est un simple.

La mémoire de Jango s'ouvrit encore sur le compotier d'abricots.

— Pour être un simple, c'en est un, sourit-il.

Pichaud l'emmena dans une pièce avoisinante.

Arrivé dans l'encadrement de la porte, il s'arrêta, prit le bras de Jango et le serra d'un geste frénétique.

— Beau, beau, beau, beau, beau ! aboya-t-il. Il tendit le doigt en direction d'un chevalet occupant le centre de la pièce.

— Regardez-moi ça ! Nom de Dieu… Ces volumes ! Cette matière… Cette substance…

Jango regardait et ce qu'il voyait le glaçait de déception. Orgueilleux, triomphants, flamboyants, comestibles, les abricots trônaient au milieu de la salle.

— Hein ? Ça n'est pas du Tino Rossi, fit Pichaud en essuyant une larme.

Il se tourna vers Jango.

— Dites, par curiosité, où avez-vous déniché ce Braque ?

— Ce quoi ?

— Ce Braque.

— Qu'est-ce que ça veut dire : Braque ?

— Mais c'est le nom d'un peintre… D'un grand peintre ! Vous n'avez jamais entendu parler de Braque ?

— Non.

Pichaud tira sur ses favoris blonds.

— Allons, dit-il, vous n'allez pas me dire que vous ignoriez que cette toile fût un chef-d'œuvre !

— Je vous jure, balbutia Jango. Je vous jure…

Il avisa un siège et s'y abattit comme un ivrogne.

— Je ne savais pas, murmura Jango. Je trouvais ça mal fichu et idiot.

— Des abricots…

— Des abricots peints par Braque !… souligna Pichaud.

— Fallait le savoir !

Jango sentit qu'une révolte se ramassait dans sa poitrine. Il alla au chevalet et retourna la toile.

— C'est cela que je voulais vous montrer.

Le colonel le guettait de son œil sarcastique.

— Regardez-moi ce bougre de sale vieux ! s'écria Jango. Ça a passé sa vie à faire tuer des types et ça vient vous enchoser une fois mort. J'ai fait son portrait de mémoire, on m'a dit qu'il était bon et que je devais vous le montrer… Je vous l'ai donc apporté. Et voilà que vous n'y prêtez pas attention, juste assez cependant pour dire qu'il est l'œuvre d'un crétin…

— D'un simple, rectifia Pichaud. Il y a une naïveté dans la composition…

— Étonnante ?

— C'est vrai, étonnante.

Jango ramassa l'oxygène de la galerie à pleins poumons. Il voulait se libérer avant que sa colère ne refroidisse.

Parfaitement, je suis un simple. J'ai peint comme j'ai pu. Mais vous vous en moquez. Vous ne pensez qu'à ces bon Dieu d'abricots !

Il retourna à nouveau la toile.

— Parlez-m'en… On dirait n'importe quoi, sauf des abricots. Est-on sûr seulement que ça en soit ? Ils sont fichus comme l'as de pique. Si votre fruitier voulait vous vendre « ça » pour des abricots, vous iriez chercher les agents de police !

Il remit le tableau côté colonel.

On eût dit un professeur de géographie commentant les différents aspects d'une région. Sa voix rentra dans la légalité. Il parla avec un tel accent de détresse que Pichaud en eut mal aux amygdales.

— Vous croyez que ça vaut quelque chose ?

— C'est très intéressant, assura doucement Pichaud. Vos bleus sont sensationnels !

— Alors ? questionna Jango.

— Alors quoi ?

— Que faut-il faire ?

— Je ne sais pas… Ce Braque est formidable. D'autre part, je conçois que vous teniez à votre œuvre…

Sollicité par la peinture de Jango, Pichaud lui accorda une profonde attention.

— Après tout, c'est très personnel. Ça a de la gueule ; une allure, un aspect, une physionomie et même… même de l'envergure !

— Bien, dit résolument Jango, qu'est-ce que tout cela veut dire ?

— Voyons ! sursauta Pichaud.

— Par exemple, je prends : « étonnant »… Qu'est-ce que ça signifie en peinture ?

— Mais…

— Mais ?

Jango haussa les épaules. Il sortit un journal de sa poche et s'apprêta à envelopper son tableau.

A cet instant, un chien se mit à hurler dans la salle voisine et Barbara fit une entrée de cinéma.

— Ouf ! s'exclama-t-elle. Te voilà ! Je me doutais que tu serais venu.

Elle s'interrompit pour observer les deux hommes.

— Vous paraissez contrariés ?

— Il n'y a pas de quoi se rouler par terre, grommela Jango.

Elle se tourna vers Pichaud.

— Que se passe-t-il ?

Le directeur de la galerie la mit au courant de la découverte qu'il avait faite et du quiproquo qui en avait résulté.

Barbara fronça le sourcil pour mieux se concentrer. Elle fit taire Flick d'un coup de talon ; le chien, privé de son moyen d'expression essentiel, se contint quelques instants, puis, pris de panique, urina timidement devant le colonel.

— Ne vous affolez pas ! recommanda Barbara. Le tout est de regarder les choses en face. Ce « Bach » que vous dites, est-ce l'artiste de cinéma ? Parce qu'alors, on pourrait p't-être arranger les choses : une de mes amies a joué avec lui à La Porte Saint-Martin.

— Non, il ne s'agit pas du comique, dit patiemment Pichaud ; l'artiste dont je parle s'appelle Braque.

— Et il est connu ?

— D'une façon inouïe.

— Inouïe ? fit Jango.

Barbara le regarda :

— Où avais-tu pêché ce tableau ?

— Aux Puces… Je l'avais acheté à cause du cadre.

— C'est là-bas qu'il expose, votre monsieur Barque ? demanda-t-elle au directeur.

Pichaud eut l'air sérieusement ébranlé.

— Aux Puces ?

— Aux Puces, appuya Jango.

— Écoutez, dit Pichaud, le mieux c'est qu'on mande un expert. Voulez-vous repasser demain ?

— Je veux bien.

— Je convoquerai Brumeinstopfielddicovtchi, le plus compétent des experts français.

Barbara avait repris son examen de la toile de Jango.

— En tout cas, affirma la jeune femme, je préfère le tien, Jango. C'est franc, le vieux. Je ne dirai jamais assez comme c'est ressemblant !

Elle donna un coup de coude à Pichaud et lui lança un clin d'œil suppliant.

— Vous ne la trouvez pas bonne, cette peinture ?

— Mais si, s'empressa Pichaud, mais si ; et je l'ai déjà dit à Monsieur avant de savoir qu'il en était l'auteur.

Malgré ces bonnes paroles, Barbara crut sentir une réserve.

— Vous la trouvez comment ?

— Bheu…, fit Pichaud, c'est difficile à expliquer !

— Enfin, demanda Jango, elle n'est ni étonnante, ni inouïe ?

— Non.

— Pourquoi ?

— Parce qu'il lui manque un certain équilibre dans les volumes.

Il s'approcha du chevalet, le bras tendu, le pouce modeleur…

Il posa son pouce sur le cou du colonel et descendit en zigzag jusqu'au bouton de son veston, au bas de la toile.

— Vous avez ici une masse bleue.

— Ben, la veste…

— Elle rompt l'équilibre de votre toile.

— Oui, oui, exulta Jango qui avait compris.

— Vous saisissez ? dit Pichaud. Il faudrait ici un autre volume pour diminuer l'importance de cette masse bleue.

Jango plia son tableau dans Paris-Presse et le prit sous son bras.

— Je vais réfléchir à ça. A demain…

Barbara l'accompagna jusqu'au quai où Jango allait attendre son autobus.

— Tu vois, lamenta Jango, les ennuis continuent…

Il raconta à son amie ses avanies de l'après-midi avec la boulangère. Barbara s'en montra secrètement satisfaite.

— Tu as bien fait d'enlever cette rosette, dit-elle. Moi, à ta place, je la jetterais.

Jango sortit l'accessoire rouge de sa poche. Il s'approcha du parapet et, d'une pichenette, envoya la rosette dans la Seine[1].

Tu as raison, approuva Barbara… Voilà enfin une bonne chose de faite. Je vais être plus tranquille pour toi.

Tant de sollicitude troubla Jango.

— On s'aime bien, murmura-t-il.

Il n'en fallait pas davantage pour que Barbara sentît pousser dans son cœur une touffe de vague à l'âme et qu'elle tendît à son compagnon une bouche en issue d'œuf.

Jango fit miauler leur baiser.

Flick profita de la halte.