Quand les boulangers sortirent de l'hôtel, le crépuscule rôdait dans Paris. La rue de Provence était silencieuse et des silhouettes furtives glissaient le long des façades.

— Eh bien !… fit le boulanger en clignant des yeux sous les lumières.

Ces deux mots laconiques devaient être lourds d'éloquence et ressusciter dans la mémoire de la boulangère des images d'une exceptionnelle qualité, car un sourire paisible de femme comblée flotta sur ses lèvres.

— Mon ami ! dit-elle.

Le boulanger éclata d'un bon rire d'homme qui vient de se mettre à jour.

— Hein ? ajouta-t-il en empoignant le bras de sa femme.

— Ça…, dit la brune ardente.

— Bongu ! conclut l'homme.

Il cherchait à qui témoigner le sentiment de gratitude qui le démangeait.

Le boulanger laissa un pas d'avance à sa femme et la flatta d'une claque sur ses belles fesses prêtes à mordre.

— Quelle gaillarde tu me fais ! fit-il amoureusement.

Il ne regrettait pas sa journée, bien qu'elle lui eût fourni la preuve que son épouse ne redoutait pas de s'isoler en compagnie de messieurs.

— Qui c'était ? demanda-t-il.

— Qui ?

— Le type de tout à l'heure !

Un peu de nostalgie se délaya dans la tiède langueur de la boulangère.

— Sais pas…

— Oh ! Dis… Tu te moques de moi ?

— Mais non, je te jure, Jules, que je ne connaissais pas ce monsieur.

Elle inventa une belle histoire :

Édith est assise à la terrasse d'un café. A la table voisine se trouve le monsieur. Soudain, le monsieur regarde Édith, douloureusement…

— Si tu avais vu ces pauvres yeux, Jules… Touche mes bras, j'en ai la chair de poule…

… Deux grosses larmes se mettent à couler sur ses joues. Édith lui demande charitablement pourquoi ce chagrin…

— … Tu sais comme je suis sensible, Jules ?…

… Voilà : le monsieur pleure parce qu'Édith lui rappelle une femme qu'il a follement aimée et qui est morte dans un bombardement…

— … Elle avait vingt-deux ans, Jules, et elle attendait un bébé.

… Plus le monsieur regarde Édith, plus il trouve qu'elle ressemble à Laurence…

— … Elle s'appelait Laurence, Jules…

… Et plus il trouve qu'elle ressemble à Laurence, plus il pleure. A la fin, il supplie Édith d'aller dans une chambre et de se déshabiller pour qu'il puisse avoir l'illusion que l'être aimé est ressuscité. Il donne sa parole qu'il sera correct. Il montre même ses papiers : Comte Gaëtan de La Roche-sur-Yon. Il est décoré. Il manie le subjonctif. Il sanglote. Il menace de se suicider…

— … Qu'est-ce que tu aurais fait à ma place, Jules ?

Le cas était délicat pour une femme sensible ; Jules en convint. Cette histoire le botta tout à fait. Il en oublia qu'il avait été de l'autre côté de la rue Royale et avait assisté à une prise de contact moins romanesque.

Le calvaire de ce pauvre comte l'attrista. Il essuya ses yeux en pensant à la petite Laurence.

* * *

Tout en parlant, ils arrivèrent à Saint-Lazare. Comme ils traversaient la cour du Havre, le boulanger se heurta à un homme portant un « Braque » et un « colonel » sous le bras, enveloppés dans Paris-Presse.

— Mais c'est monsieur Jango !

Jango se retourna, réprima un haut-le-corps, sourit et dit :

— Bonjour. Quel hasard !

Édith rougit.

Le mari révéla que sa femme et lui s'étaient payé une petite escapade. Il cligna de l'œil et débita des polissonneries, malgré les adjurations de sa femme qui pensait que Jango était un confident mal choisi.

Ils s'offrirent l'apéritif à une des buvettes du hall supérieur, avant de passer sur les quais de départ.

Jules prétendit qu'il avait besoin d'un petit coup de fouet et but plusieurs verres de calvados. Jango n'aimait ni l'alcool ni les pommes, et surtout pas l'alcool de pommes. Néanmoins, il tint tête au boulanger. La vie lui mettait ce jour-là, à la bouche, un goût de pomme de terre mal cuite, de traite retournée, de pourvoi en grâce rejeté, d'aube pluvieuse, de fumée de tunnel, de lettre anonyme, de morue trop salée, de fin de mois difficile, de rendez-vous manqué, d'encrier renversé, de viol raté, de cuisine au saindoux (pas question de hibou, joujou, etc.), de Luis Mariano, d'inquiétudes menstruelles et d'angine.

Le boulanger s'arrêta de parler et ne put rattraper une grimace de souffrance.

— Quelque chose qui ne va pas ? s'inquiéta Jango.

Le brasseur de farine regarda sa femme et, des yeux, lui apprit la nature de son mal.

— C'est sa blessure de guerre, fit-elle.

Jango compatit :

— J'ignorais que vous ayez été blessé, dit-il. C'est grave ?

— Lali-lala, expliqua le boulanger.

Jango demanda de quelle nature était la blessure.

Après de légitimes hésitations, le brave homme lui confia qu'au cours de l'exode de 1940 il s'était flanqué un coup de manivelle d'auto dans les parties. Il en était résulté une faiblesse de l'endroit endolori ; et chaque fois que le boulanger participait à d'importants ébats sexuels, il souffrait terriblement.

Jango dit que la guerre était une chose atroce.

La boulangère renchérit. Elle fit remarquer que ce n'était pas avec sa croix de guerre que son mari faisait l'amour. De là, l'entretien glissa sur Staline. Le boulanger était anticlérical et anticommuniste. Il dit son plaisir de voir le Vatican et le Kremlin en conflit. Il espérait que Staline ferait assassiner le pape et qu'en représailles les chrétiens lyncheraient le père des peuples. Sa souffrance le rendait hargneux. Si, à cet instant, il avait été juré, il aurait contribué à un verdict très sévère, et s'il avait été à son pétrin, il aurait abondamment craché dedans, comme il le pratiquait dans ses heures de douleur ou de soucis.

Ils gagnèrent le quai de départ et s'installèrent dans le train à deux étages qui venait de se faufiler sous la marquise. Un homme prit possession de la quatrième place de la travée ; ils ne lui accordèrent aucune attention sur le moment. La boulangère s'était placée en face de Jango pour pouvoir glisser ses jambes entre celles du peintre. Le boulanger occupait un coin fenêtre et pensait à sa souffrance. Tous trois demeurèrent un long moment sans parler. Ils étaient abrutis par Paris et par ce qu'ils y avaient fait au cours de cette journée. Quand le train s'ébranla, la secousse du départ fit choir le tableau que Jango tenait à ses côtés. Un pan du journal s'ouvrit et le visage inflexible du colonel apparut.

— Oh ! s'exclama la boulangère. C'est une peinture de vous ?

Jango acquiesça mollement.

— Montrez ! supplia Édith. Je voudrais tellement voir ce que vous faites…

Il acheva de dégager le colonel de Paris-Presse et le tendit à la brune ardente qui se mit à l'examiner en poussant des gloussements.

— Regarde-moi ce tableau ! ordonna-t-elle à son mari. Hein ? Jules, qu'en penses-tu ? C'est de la peinture, oui ou non ?

Le boulanger soutint un instant de la main le siège de sa douleur qu'il allait devoir délaisser pour satisfaire aux lois de la bienséance, et regarda le tableau.

— Ah ! La vache ! cria-t-il avec un tel élan que les voyageurs du wagon tournèrent simultanément la tête, comme à un match de tennis.

Interdits par cette exclamation peu usitée lorsqu'on est censé exprimer de l'admiration, Jango et l'épouse adultère regardèrent le boulanger en espérant des explications ou, pour le moins, des excuses.

— Je vous demande bien pardon, murmura le cocu content, ç'a été plus fort que moi… Mais aussi, ça vous fait quelque chose de se retrouver en tête à tête avec son colonel ; enfin, avec son portrait…

— Comment ! s'étouffa Jango, vous… vous connaissez ce monsieur ?

— Si je le connais, ce salopard ? rugit le boulanger. J'ai fait la guerre sous ses ordres jusqu'à la débâcle. Il ne voulait rien savoir pour se replier et nous avons failli être coincés dans le Pas-de Calais. Il nous criait que mourir pour la patrie était le sort le plus beau. Même qu'il nous balançait ça en chantant. Fallait-il qu'il soit barjot ! Nous, on s'est fait la paire comme on a pu, vu que les gars, maintenant, ne préviennent plus les Auvergnats quand vient l'ennemi.

— Et le colonel ? questionna Jango, la gorge obstruée.

— Il est resté, et faut croire qu'il était verni, car les Allemands ne sont pas passés par là comme on le redoutait. Le vieux les a attendus pendant quarante jours, derrière une mitrailleuse.

— Quarante jours !

— Oui, il bouffait des conserves ; c'est un paysan qui lui a appris que la guerre était terminée, sans quoi il y serait encore aujourd'hui.

— Et alors ? insista Jango, prodigieusement intéressé.

— Ben alors, il est allé se faire démobiliser. Les Allemands ont su son aventure ; ça les a fait rire et ils ont insisté pour qu'on lui flanque la Légion d'honneur.

Jango s'adossa à la banquette et se mit à réfléchir. Une grande lueur d'incendie s'élevait à l'horizon de son intelligence. L'histoire de cette Légion d'honneur l'ouvrait à une vérité secrète : celle du colonel. Il comprenait que le mort se fâchât de se voir frustré d'un titre de gloire tellement mérité que l'ennemi était intervenu afin qu'on le lui décernât. Il regrettait son sacrilège. Il acceptait, avec presque de la reconnaissance, la vengeance posthume de l'ancien officier et, au plus secret de son âme, cherchait une source de contrition.

— Vous l'avez connu, vous ? demanda le boulanger.

— Pardon ?

— Je dis : vous l'avez connu ?

— Qui ?

— Le colonel, parbleu ! dit le cocu enfariné.

— Très peu. Je l'avais vu chez… chez des amis.

— Et vous avez peint son portrait de mémoire ? Compliments ! C'est bougrement ressemblant.

Le boulanger éloigna le portrait de ses yeux pour en avoir une vue plus complète. Son voisin de droite, le petit homme que nous avons signalé tout à l'heure comme faisant le quatrième de la travée, sortit d'une tendre somnolence, laquelle, étant donné son air grave, aurait aisément pu passer pour de la méditation.

C'était un homme sérieux et sans passion, qui vivait très à l'aise sous un crâne à peu près chauve. Il avait des poches sous les yeux, une moustache hongroise sous le nez, et il portait un costume discret. Il jeta un coup d'œil au tableau de Jango et sursauta.

— Belle œuvre, ne put-il s'empêcher de déclarer.

Ravie de cette appréciation spontanée, la boulangère se tourna vers lui.

— N'est-ce pas, monsieur ? s'écria-t-elle. Notre ami possède un talent fou.

— Fou, consentit l'homme.

On lui tendit l'œuvre pour qu'il puisse l'examiner à loisir. Il ne s'en priva pas. Contrairement à tous les critiques que Jango avait eu l'occasion de rencontrer, il n'employa aucune épithète sonnante pour exprimer son jugement. Il ne poussa pas de cris, ne gesticula pas, ne recula pas le tableau, ne siffla pas, ne grogna pas, n'eut aucun soupir, aucun sourire extatique, ne porta la main ni à son front, ni à son cœur, non plus qu'à ses parties. Il n'appela pas Dieu à son secours, ne se mordit pas les doigts, ne se tordit pas les mains. Il resta très calme, très attentif, très scrupuleux, et seuls ses yeux indiquaient la force du plaisir que lui procurait cette contemplation.

Ni Jango ni les boulangers n'osaient se manifester. Ils assistaient, muets, à la création d'un chef-d'œuvre. Car, Jango le comprenait parfaitement, c'était l'examen intense du voyageur, sa profonde concentration qui réussissaient le miracle. C'est lui, lui seul qui recouvrait la toile du génie de son admiration comme d'un ultime vernis. Enfin, le voyageur rendit le tableau à Jango. On sentait que, désormais, elle faisait partie intégrante de son individu ; qu'il n'aurait plus besoin de la contempler jamais parce qu'il la portait en lui et qu'elle y avait sa place. Le voyageur paraissait fatigué par son examen. Il se tint un moment, presque en transes, sous le triple regard de ses compagnons de voyage.

— Mes compliments, éjacula-t-il.

— Vraiment ? fit Jango.

— Vraiment.

— Quand je vous le disais, murmura Édith qui redoutait qu'on oubliât ses charmes à la faveur de la peinture.

Le boulanger faisait entre ses dents de vagues mais désobligeantes remarques sur les peintres d'aujourd'hui, lesquels sont capables de faire une œuvre géniale en prenant pour modèle le premier colonel gâteux qui leur tombait sous le pinceau.

Jango se sentit pris d'une vaste tendresse pour le voyageur.

— Vous vous intéressez à la peinture ? s'enquit-il aimablement.

— Énormément.

— Vous préférez la peinture moderne ou l'autre ?

— J'aime la bonne peinture, répondit le voyageur.

— Vous peignez peut-être ?

— Non.

Jango redéplia sa toile. Il la présenta à l'envers au voyageur, c'est-à-dire côté abricots.

— Que pensez-vous de ça ? questionna-t-il anxieusement.

Le boulanger voulut formuler un jugement avant son voisin dont l'autorité commençait à l'énerver.

— C'est des abricots ! triompha-t-il.

Le voyageur secoua calmement la tête :

— Ça ne casse rien.

— Savez-vous de qui c'est ? demanda Jango.

Son interlocuteur haussa les épaules.

— A moins que Braque ait peint ceci un jour qu'il était ivre, ça peut être de n'importe lequel de ses imitateurs.

La salive de Jango se sucra.

— Vous… vous voulez dire que mon tableau à moi est supérieur à celui-ci ?

— Sans nul doute !

Jango sourit de bonheur. Il se félicita d'avoir jeté la rosette du colonel, tout à l'heure ; sans doute le mort vindicatif était-il flatté par ce geste qui équivalait à une retraite et desserrait-il sa rancune. Jango mit le voyageur au courant de ses démêlés de l'après-midi avec Pichaud.

— Ma foi, dit l'homme, l'expert tranchera la question. Mais son verdict ne changera rien à la réalité : votre œuvre est supérieure à l'autre.

Il se fit un silence dans le petit groupe ; Jango eut peur de perdre son compagnon de voyage. Déjà, ce dernier retournait à sa somnolence. Jango s'appliqua à remettre la conversation en route. Il ne voulait pas s'aventurer sur le terrain de la peinture, qui lui était inconnu ; aussi parla-t-il : d'un nouvel avion à réaction dont la photographie occupait la première page des journaux, du parti radical-socialiste, d'un dessin de Dubout, de la hausse, et des attaques à main armée.

Seul ce dernier sujet parut intéresser le voyageur à moustaches hongroises. Il se mit à discourir d'une voix rapide et bien construite. Il donna des précisions sur le nombre des agressions et leurs auteurs, dessina en marge du Monde un graphique criminalistique, raconta la vie de Pierrot-le-Fou Numéro 2, parla du F.B.I. américain (que le boulanger confondit avec le B.O.F. de France, ce qui le rendit ombrageux car il avait un frère aîné, une tante et une maîtresse dans les fromages), indiqua les moyens de répression (risibles) dont disposait notre police, et enfin révéla le montant des émoluments d'un agent, d'un inspecteur, d'un commissaire et d'un préfet de police ordinaires. Quand il se tut, la boulangère s'était endormie, le cocu ne se ressentait plus de ses prouesses de la rue de Provence, Jango regrettait de ne pas s'être engagé dans la police, et tous quatre étaient arrivés.

— Vous descendez ici ? fit Jango, enchanté par la coïncidence.

— Oui, vous habitez le pays ?

— Depuis toujours.

Le voyageur tira un carnet de sa poche, le feuilleta lentement.

— Alors, dit-il, vous allez pouvoir me donner un petit renseignement.

— Tout ce qu'il y a de volontiers, s'empressa Jango, flatté.

Car rien ne lui causait autant de plaisir que d'indiquer le chemin à des touristes, de demander le sien à un agent et de serrer la main à un garçon de café.

— Je voudrais savoir où habite un certain… Attendez… Un certain Jango.

Le boulanger partit d'un rire sincère.

— Jango ! Jango ! s'étrangla-t-il, mais c'est lui, Jango !

— Tiens ! fit le voyageur. Comme ça se trouve !

Il se tourna vers Jango, lequel n'était pas encore revenu de sa stupeur.

— Ainsi, vous êtes monsieur Jango ?

Il regarda le peintre comme, un instant avant, il avait regardé sa toile. Une lueur amusée passa dans ses yeux lointains.

— C'est à quel sujet ? balbutia Jango.

Le voyageur haussa sa moustache jusqu'à l'oreille de son interlocuteur :

— Police ! murmura-t-il.