Bonne-maman voulait mettre son soufflé au four, mais Zizi la supplia de le laisser un instant encore sur la table, car il assurait que « Ned-le-blanc-d'œuf » s'était dissimulé derrière. Il expliqua à sa grand-mère que le moule du soufflé n'était pas un moule, mais bel et bien un énorme rocher, et, comme preuve de ses dires, il désigna à la vieille femme le canon d'un colt taillé dans une allumette, celui de « Ned-le-blanc-d'œuf », lequel épiait le sergent O'Conno, de la police montée de Fort Anderson.

Bonne-maman dit que « Ned-le-blanc-d'œuf » n'avait qu'à s'embusquer ailleurs et qu'elle devait, elle, mettre son plat à cuire. Comme elle s'emparait du moule, le sergent arriva. Brusquement découvert, « Ned-le-blanc-d'œuf » n'eut pas la présence d'esprit de tirer et il mourut d'une rafale de mitraillette en maudissant la police montée en anglais argotique. Sur quoi, le jeune et valeureux sergent O'Conno rentra à Fort Anderson pour y épouser sa fiancée.

Satisfait par cet épilogue, Zizi rangea dans une boîte de nouilles les acteurs et les accessoires du drame, à savoir : un bouchon de champagne (Ned-le-blanc-d'œuf), un soldat de plomb représentant un chasseur alpin (en l'occurrence, le sergent O'Conno), des morceaux d'allumette, un cure-pipe et une pince à linge.

Ensuite de quoi, il demanda à sa grand-mère la permission d'aller guetter Jango sur le pas de la porte.

Il n'eut pas longtemps à attendre : un petit groupe montait de la gare, parmi lequel il identifia son père et les boulangers.

Parvenu devant le logis de Zizi, le groupe se coupa en deux ; il y eut un mélange de mains et les boulangers s'acheminèrent vers le pétrin conjugal, tandis que Jango et le policier pénétraient dans le jardinet.

— Va jouer ! ordonna Jango à son fils après un baiser distrait ; et dis à bonne-maman que je suis avec quelqu'un et qu'elle retarde le dîner.

Il introduisit le voyageur dans son laboratoire et lui proposa un siège.

— C'est ici que vous peignez ? demanda le policier.

— Non.

— Vous avez raison, l'éclairage n'est pas fameux. Je m'excuse de vous rendre visite à une heure tardive pour ce genre de conversation ; j'enquête sur la disparition de la femme d'un juge…

— Ah, fit Jango.

— Oui, comme j'habite Poissy, j'ai préféré venir vous trouver en fin de journée : comme cela, je pourrai rentrer tranquillement chez moi après.

— C'est une bonne idée, affirma vivement Jango.

— Je suis l'inspecteur Pinaud.

— Enchanté.

Le policier médita un court instant.

— Je n'ai pas voulu en parler tout à l'heure, devant vos voisins…

Jango esquissa une courbette destinée à remercier Pinaud pour sa discrétion.

— … mais, reprit l'inspecteur, il y a quelque chose qui ne va pas dans votre toile.

— Pardon ?

— Surtout ne vous vexez pas, supplia le policier à moustaches hongroises. Vous avez accouché d'un chef-d'œuvre, incontestablement ; cependant, il existe dans votre composition un je-ne-sais-quoi d'oppressant.

Jango déplia une nouvelle fois le tableau. Il le posa sur le siège que le colonel occupait au moment où il lui avait introduit son aiguille dans la nuque. Les deux hommes le regardèrent attentivement.

— A mon avis, fit le policier, c'est cette masse bleue qui incommode.

— On me l'a déjà dit.

— Ah ! triompha Pinaud, donc mon impression est bonne.

— Vous pensez qu'on peut rattraper ça ?

— En corrigeant le volume par un autre, parfaitement.

— C'est curieux, dit Jango, vous parlez tout à fait comme le type de la galerie.

Pinaud eut un rire modeste. Il promena sa main distinguée de casseur de gueules sur le dessus de sa tête dont il aimait la consistance et qui lui procurait des sensations tactiles intéressantes.

— Donc, nous devons être dans le vrai.

Jango lui sut gré de l'associer à ses critiques.

— Si vous aviez un moment, proposa-t-il, j'aimerais que vous me donniez des conseils.

— Volontiers.

Ils montèrent à la chambre de Jango.

Quelques instants plus tard, les deux hommes, en bras de chemise, s'affairaient autour de la toile comme deux chirurgiens autour d'une table d'opération. Jango préparait des couleurs, Pinaud combinait des volumes.

Soudain, il fit claquer ses doigts.

— Il me vient une idée du tonnerre !

Jango, par son air suprêmement attentif, l'encouragea aux confidences.

— Cette masse bleue, fit le policier, manque de rouge.

— C'est ce que le gamin m'avait dit, murmura Jango.

— Hé, hé, le bougre ! Il a le coup d'œil…

— Voilà pourquoi j'avais mis la tache rouge de la rosette, révéla Jango.

— Tout à fait insuffisant !

— Oui ?

— Oui ! Mon idée est bien meilleure ; elle concilie tout. Vous allez enlever cette rosette.

— Oh !

— Si ! Mais, à la place, vous peindrez le grand cordon de la Légion d'honneur. Ça coupera en deux la surface bleue de la veste par un parallélogramme rouge.

— Vous croyez ?

— Pas de doute !

Jango trempa un pinceau dans du vermillon et se mit au travail. L'inspecteur l'encourageait par ses exclamations et le guidait de ses conseils.

Au bout d'une heure, la rectification était achevée. Les deux hommes poussèrent un soupir de délivrance et se mirent côte à côte pour contempler le colonel.

— Magnifique ! s'enthousiasma Pinaud. Il n'y a rien à redire. Mais ! Que vois-je ? Vous avez retravaillé le visage… Excellente idée, l'expression bougonne du sujet pouvait créer une impression pénible sur le public…

Jango regarda la figure du colonel et émit un hoquet d'épouvante. Maintenant, le vieillard riait. Il riait avec ses yeux, avec sa bouche, avec ses rides. Une expression douce et miséricordieuse flottait sur ses traits.

Jango voulut crier, une force obscure l'en empêcha. Il voulut affirmer au policier qu'il n'avait pas retouché la face du colonel, mais les mots lui restèrent dans les amygdales. Il constata le phénomène et se hâta de le classer dans la série des métamorphoses de la semaine. Pétrifié dans sa gloire, ivre d'honneur, le regard bredouillant d'orgueil, le vieux colonel contemplait maintenant Jango avec une infinie gratitude. Un flot de reconnaissance fit couler des larmes sur les joues du peintre. Son tableau et lui se sourirent tendrement et communièrent dans une même félicité.

— Jamais vu une œuvre d'une telle classe, assura Pinaud en essuyant sa paupière.

Jango appela bonne-maman et Zizi.

La vieille femme et le gamin entrèrent et s'arrêtèrent devant le tableau comme au bord d'un gouffre.

— C'est grâce à Monsieur si j'ai réussi à faire quelque chose d'aussi beau, murmura Jango à voix basse.

— Comme c'est lui ! soupira bonne-maman. On jurerait qu'il va parler…

Zizi ouvrait la bouche et un filet de bave coulait à la commissure de ses lèvres.

Ils demeurèrent longtemps devant le tableau, captivés par un charme vieillot. Le bon colonel les tenait sous son regard paradisiaque.

— Maintenant que tu lui as peint cette écharpe rouge, dit bonne-maman, il ressemble de plus en plus à un président de la République. Je crois que c'est à Albert Lebrun…

La première, elle recouvra ses esprits.

— Je vois, Monsieur, que vous êtes couvert de peinture. Voulez-vous vous laver les mains ?

Le policier accepta volontiers. Ils quittèrent la chambre-atelier et descendirent au rez-de-chaussée. Les deux hommes se sentaient creux et fatigués. Ils avaient les traits tirés comme après une nuit d'orgie. Tandis qu'ils se lavaient les mains, bonne-maman sortit du four le rocher ayant servi à l'embuscade de « Ned-le-blanc-d'œuf ». Il avait considérablement augmenté de volume ; maintenant, il se couvrait d'une énorme boursouflure dorée. Elle le déposa tout fumant sur la table où Jango et ses compagnons purent le contempler. L'odeur du mets suggestionna leurs estomacs.

— Si le cœur vous en dit, proposa Jango, un couvert de plus, c'est vite mis…

Pinaud ne se fit pas trop prier.

— C'est offert de si bon cœur que j'accepte de même.

— M'man, fit Jango, je te présente l'inspecteur Pinaud, il va dîner avec nous !

— Ça tombe bien, fit naïvement la vieille femme, j'ai justement un soufflé et un reste de poulet…

Le repas fut très gai. Le policier se montra un convive plein de tact ; il charma par sa brillante conversation. Bien entendu, ce furent des histoires de police qui alimentèrent l'entretien. Elles passionnèrent Zizi et firent frémir bonne-maman. Ce qui l'émut le plus et lui fit pousser des cris d'horreur, ce furent les aventures de Haigt, le cruel vampire de Londres, qui buvait le sang de ses victimes avant de faire disparaître leur corps dans de l'acide. Ces descriptions écœurèrent Jango. Pinaud s'en aperçut et parla d'autre chose. Il montra ses menottes à Zizi ; prodigieusement intéressé, le gamin voulut que l'inspecteur lui expliquât le fonctionnement de l'appareil. Pinaud fit sa démonstration sur Jango dont il emprisonna les poignets dans les bracelets d'acier.

— Quelle misère ! glapit bonne-maman en se voilant la face.

Elle ajouta d'un ton où perçait une naïve satisfaction :

— Tout de même… si nous n'avions pas la conscience tranquille !

Jango accompagna son invité jusqu'à la gare. La nuit était fraîche et molle. Des grillons chantaient sous les étoiles.

— Il y a longtemps que je n'ai passé une aussi bonne soirée, dit Pinaud. Votre mère cuisine vraiment très bien…

Jango s'excusa pour ce petit repas impromptu. Il assura son visiteur de la joie qu'il éprouvait de le connaître et dit qu'il souhaitait le revoir bientôt.

— Mais j'y songe ! fit l'inspecteur. Puisque vous allez à la galerie demain, je pourrai peut-être m'y trouver… Cette histoire de Braque m'intéresse et j'aimerais assister au dénouement.

Jango se montra enthousiasmé par cette proposition. Il sentait qu'avec le précieux concours de Pinaud il allait pouvoir apprendre l'A.B.C. de la peinture. Le policier était un professeur incomparable et son enseignement était d'autant plus profitable que, ne peignant pas soi-même, il laisserait à son élève son intégrale personnalité.

Ils se séparèrent après de vives congratulations. Ils étaient enchantés l'un de l'autre…

Comme le train s'ébranlait, Pinaud se rua à la portière en gesticulant ; il venait seulement de se rappeler le motif de sa visite à Jango. Tout à la joie de la création, il avait complètement oublié son enquête.

Jango entendit vaguement les mots : témoignage… deux femmes… juge d'instruction… Mais déjà le convoi plongeait dans la fumée rougeoyante de la locomotive…

Lorsqu'il revint à la maison, il trouva bonne-maman et Zizi très excités.

— C'est incompréhensible ! disait bonne-maman. Le lapin vient de guérir tout de go. Ce matin, il allait tellement mal que j'avais presque envie de le faire tuer par le voisin ; il grelottait de fièvre et restait couché sur le côté. Maintenant, regarde-le : il trotte comme… comme un… lapin !

En effet, le lapin blanc ne semblait plus se ressentir de sa cruelle blessure. Il arpentait la table avec entrain en flairant le vide qui l'entourait. Son nez rose avait recouvré sa mobilité et son œil rouge sa lubricité. Zizi alla lui déterrer une carotte. Il la mangea sans se faire prier, en faisant claquer son bref menton.

— Tu y comprends quelque chose ? demanda bonne-maman.

Jango sourit.

— C'est le colonel, M'man.

— Le colonel ?

— Mais oui… Il est heureux du grand cordon, il m'a pardonné le coup de la rosette ; alors nos ennuis finissent…

La vieille femme médita un instant.

— C'était un brave homme, dit-elle, et même mort, il a su rester bon. Tu vois, pour une gentillesse que tu lui fais, le voilà qui se met en quatre…

Avant d'aller au lit, ils montèrent dire un petit bonsoir au vieil officier. Bonne-maman exigea de Zizi qu'il le citât dans sa prière.

— Tu devrais essayer de le remercier pour le lapin, conseilla-t-elle à son fils. Tu sais, les vieux, et surtout les morts, un rien leur fait plaisir.

— Je ne peux pourtant pas lui acheter des dattes, dit Jango.

— Bien sûr, il faut réfléchir…

— Si tu lui faisais jouer le phono ? proposa Zizi qui raffolait de ce genre de distraction et espérait, dans le cas où son père accepterait, avoir sa part de l'aubaine.

— Le petit n'est pas bête, plaida bonne-maman. Un air militaire… fatalement, ça doit être agréable à un colonel. La preuve, c'est qu'on joue toujours de la musique à leur enterrement. Lui n'en a pas eu, penses-y !

Sans mot dire, Jango descendit le phonographe à pavillon du grenier. Il fit jouer successivement Sambre et Meuse, La Madelon, Le Père La Victoire et, sur les instances de Zizi, un sketch de Bach et Lavergne.