— Y a pas, décida Barbara, t'es doué…
Jango regarda la toile et baissa les yeux devant l'air courroucé du colonel.
— Je ne sais pas ce qui s'est produit, avoua-t-il. Tout d'un coup, j'ai eu envie de peindre et, sans le vouloir, j'ai peint ça…
— C'est réussi.
Il délaissa son chef-d'œuvre pour l'aquarium. Il était fourbu depuis la veille ; très exactement depuis le moment où la licorne était devenue folle avant qu'il ait pu se régaler de son épouvante. Il avait brusquement compris qu'on ne peut écarter de soi la cravache vengeresse d'un colonel mort.
— Cette toile, demanda Barbara, tu vas la porter à la galerie que la bonne femme t'a indiquée, j'espère ?
— Pfft, fit Jango.
— Mais, puisqu'elle t'a donné un mot d'introduction…
Jango consulta l'Aga-Khan. Le poisson lui répondit d'un air évasif.
— C'était mon idée, c'est pour cela que je l'ai apportée avec moi à Paris, mais maintenant, j'aurais plutôt envie de la foutre au feu.
— Ne dis pas ça !
— Oh !
Son attitude l'avait amené tout au bord des confidences. Il fit part de ses craintes à Barbara.
— Tu es cinglé ! s'exclama la jeune femme. Comment veux-tu que ton colon se venge, puisqu'il est mort… Tu n'es pas superstitieux, par hasard ?
Elle étudia son ami :
— Toi, mon vieux, tu files un mauvais coton… Si tu as des idées pareilles, tu seras gâteux avant ton temps. Dans huit jours, tu pars en pèlerinage à Lourdes, dans un mois tu racontes ta vie dans le métro, et dans trois mois on t'emmène à Charenton dans une voiture capitonnée. C'est couru…
Jango envisagea ce programme. Il regarda l'Aga-Khan. Celui-ci semblait le scruter. Cet examen appliqué — jusqu'à une sorte de cruauté — le fit frissonner.
— Tu as froid ? demanda Barbara.
Jango mit la main à sa poche ; il la retira fermée.
Intéressée, Barbara attendait que la dextre de Jango éclose. Mais Jango choisissait sa minute. Un pâle sourire fondait dans ses yeux.
— Tu me dis que je me fais des idées, commença-t-il. Bon ! Admettons, je me fais des idées, je retombe en enfance ! Pourtant il y a quelque chose de pas naturel dans cette affaire.
Il ouvrit la main.
— Qu'est-ce que c'est que ça ? fit Barbara.
— Ça, c'est la rosette de la Légion d'honneur du colonel.
— Assieds-toi, proposa Barbara, car ça m'a l'air rudement fatigant à prononcer.
Malgré son ton enjoué, Jango découvrit qu'elle était émue.
— Regarde !
Il passa le ruban à sa boutonnière et son visage subit les transformations d'usage.
Barbara eut l'idée d'un rugissement, fort réussi ma foi, et qui traduisait admirablement les sentiments provoqués par la métamorphose de Jango.
— C'est grâce à la décoration que tu…
Jango battit des paupières.
— Enlève ça !
Il obéit.
— Ouf ! C'est bon de te retrouver, dit Barbara, tu as fait bon voyage ?
— Ne plaisante pas…
Barbara n'attendait qu'une protestation pour réintégrer son sérieux.
— Eh bien, qu'est-ce que tu dis de ça ?
— J'avoue que c'est troublant…
— Ce colonel ! maugréa Jango.
Barbara éplucha ses souvenirs.
— Il n'était pas mauvais bougre, pourtant, réfléchit-elle tout haut. A part sa ladrerie…
Elle se frappa le front.
— J'y pense. Peut-être qu'il est fâché que tu lui aies pris sa décoration. Tu sais, les militaires ne plaisantent pas sur ce chapitre…
— Mais bien sûr ! cria Jango en faisant claquer ses doigts. Il m'en veut à cause de sa rosette, le pauvre. Va savoir si elle ne lui est pas nécessaire pour entrer au Paradis ? Tu ris ?…
— Là, tu vas un peu fort…
— Sait-on jamais !
Barbara dit qu'après tout la chose méritait réflexion.
— Seulement, dit Jango, le hic est que je ne peux plus la lui remettre…
— Aïe !
— Tu as une idée ?
— Non, mais je vais y réfléchir…
Jango se sentait tout revigoré d'avoir enfin trouvé la source du mal.
— On mange ensemble ? proposa-t-il.
— Je ne peux pas, s'excusa Barbara, j'ai mon notaire de Fontainebleau…
Jango dit qu'il regrettait. Il ajouta qu'au fond, ça n'avait pas grande importance, car il avait un rendez-vous aux premières heures de l'après-midi.
— D'amour ? questionna Barbara.
— Oui.
De saisissement, elle se répandit sur le canapé.
— D'amour ?
— Mais oui, d'amour ! déclara Jango, froissé par tant d'incrédulité.
Il se confia et parla de sa boulangère. Il lui avait donné rendez-vous à Paris pour tenter une nouvelle expérience : il voulait faire l'amour avec elle sous son aspect de chevalier (fictif) de la Légion d'honneur. Et ce, sans prévenir Édith.
— Tu comprends, expliqua-t-il, je vais aller au rendez-vous avec la rosette, elle ne me reconnaîtra pas. Je dirai que je viens de ma part pour m'excuser, que je suis un de mes amis…
— Attends, je m'y perds… Ah oui ! Et alors ? demanda Barbara, émoustillée.
— C'est une femme très portée sur la chose ; je lui ferai du boniment et j'espère pouvoir l'emmener à l'hôtel. Ce sera marrant… Après, j'enlèverai la rosette. Tu parles d'une tête qu'elle fera…
Barbara trouva qu'en effet ce serait une très bonne farce. Elle souriait du bout des dents, sans appétit. Un peu de jalousie lui faisait mal. Elle était jalouse de la boulangère…
Flick, qui somnolait sur le canapé, s'éveilla. Il vint saluer Jango et s'assit au milieu du salon. Soudain, il se mit à gémir.
— Tu devrais l'emmener promener, conseilla Jango, lequel se méprenait sur le motif de ces plaintes.
— Mais non, dit Barbara, il en vient.
Flick cessa ses plaintes et se mit à hurler.
— Il est peut-être malade ?
Barbara observa le manège du chien.
— C'est curieux, dit-elle, on dirait que ton tableau lui fait peur. Il n'ose pas le regarder.
— Par exemple !
Pour en avoir le cœur net, ils portèrent la peinture dans la chambre à coucher de Barbara. Aussitôt, Flick redevint joyeux comme un jeune chien.
— Tu vois que je ne me trompais pas…
— C'est de la peinture maudite, balbutia Jango.
— Tu devrais la montrer au directeur de la galerie. Tu verrais bien ce qu'il te dirait. De la peinture qui fait hurler les chiens, ça ne se trouve pas tous les jours.
— Ce tableau me sort par les yeux. Tu crois qu'il ferait plaisir à Maurice ?
Barbara éclata de rire.
— Maurice ! Il t'a refilé cinquante billets pour ne plus le voir, son oncle, et tu voudrais lui donner ce portrait ? Il n'y a vraiment que toi pour avoir des idées pareilles.
Elle s'assit aux côtés de Jango.
— Tu es un type trop bon.
— Je sais bien, reconnut Jango sur un ton d'excuse.
— Tu es bon et ça t'embête…
— C'est pas de ma faute, geignit Jango. Je suis bon sans le vouloir. Bon et bête, comme dit ma mère, ça commence par la même lettre. Ainsi, cette peinture : dans mon esprit, elle devrait faire plaisir à Maurice bien qu'il ait pour ainsi dire tué son oncle…
Barbara hocha la tête d'un air de doute.
— Moi, reprit Jango, si je tuais quelqu'un — il eut un rire pour souligner la gratuité de cette supposition —, quelqu'un même de ma famille, je serais content d'avoir son portrait.
— Tu es un être à part.
— Je ne sais pas si je suis à part, mais voilà comme je suis. Toute ma vie est dominée par ma sensibilité. Dans un sens, je ne le regrette pas ; la tranquillité de l'âme, c'est une bonne chose.
Barbara revint à la peinture.
— Ton tableau, je le sens, c'est un truc pas ordinaire. Puisque tu ne veux pas t'en occuper, eh bien, laisse-le-moi, ainsi que le mot de la femme, et j'irai le porter cet après-midi à la galerie.
— Si tu y tiens tellement…
— J'y tiens, dit résolument Barbara. Dès que mon notaire sera parti, je filerai rue Bonaparte. Je laisserai Flick à ma concierge. J'aurais l'air maligne s'il se mettait à hurler dans la galerie…
* * *
Jango remontait les Champs-Élysées.
Des soldats canadiens les descendaient après avoir déposé quelques végétaux sur la dalle sacrée.
Jango regarda les soldats, mais les soldats ne prêtèrent pas attention à lui. Emboîtés dans un hymne, ils avançaient, les yeux victorieux et le menton offert.
Vaguement mortifié, Jango secoua la tête et s'engouffra au Prisunic. Tout Paris sonnait midi. Il descendit au restaurant et s'assit sur un des tabourets fixes du comptoir-auge en étoile. Une serveuse-infirmière-fermière s'enquit de ses désirs. Jango lut le menu, consulta son estomac et se décida pour une saucisse de Toulouse aux choux (hiboux, cailloux…).
— Et avec ça ? demanda la serveuse.
Jango choisit un fromage.
— Et comme boisson ?
— Du vin.
— Et avec ça ?
Avec ça, Jango se restaura. Bonne et saine occupation ! L'infini bovin à la portée de tous…
Son voisin de droite, qui consommait une tranche d'animal, poussa soudain comme une plainte. Jango crut qu'il s'étouffait et lui jeta un regard curieux.
— Tonnerre, fit le voisin, mais c'est ce vieux Jango !
— Par exemple ! sursauta Jango. Troumane…
Quelques dîneurs, trompés par la ressemblance euphonique du nom avec celui du chef d'État, levèrent les yeux, incrédules. Ils examinèrent la possibilité d'un séjour incognito à Paris du président des U.S.A., la repoussèrent après avoir considéré l'intéressé, et se concentrèrent sur leur comestible.
— Qu'est-ce que tu deviens ? interrogèrent simultanément les deux hommes.
— Ça va, répondirent-ils avec le même synchronisme.
— Et toi ? ajoutèrent-ils en chœur.
Ils attendirent un peu pour se laisser la parole, puis, voyant que rien ne venait, ils conclurent d'une même voix :
— Pas mal, merci.
Ces choses à dire étant dites, ils engloutirent leurs portions afin de pouvoir se consacrer l'un à l'autre.
Jango vanta le hasard de la rencontre en attendant son camembert, Troumane renchérit tout en absorbant un fluide yaourt ; ensuite de quoi, ils payèrent chacun leur orgie et partirent bras-dessus, bras-dessous.
La terrasse du Georges-V les accueillit. Ils commandèrent des cafés filtres et regardèrent sérieusement comment les années avaient travaillé leur visage. Troumane ressemblait beaucoup à une de ces photographies dont Jango se souvenait. Il était modelé dans une matière spongieuse qui, à l'examen, écœurait. Les deux amis s'étaient connus sur les bancs de la communale. Après une éclipse, ils s'étaient retrouvés au régiment. A vrai dire, ils n'éprouvaient aucune attirance l'un pour l'autre, mais chacun chérissait dans l'autre des bribes émouvantes de son passé.
— Que fais-tu ? s'informa Troumane.
Jango sourit :
— Je suis peintre.
— En bâtiment ?
— En colonel, dit Jango. Je me suis spécialisé dans le portrait d'officier.
— Hfuuuu, complimenta Troumane. Je savais pas que tu peignais…
— Il n'y a pas tellement longtemps que je travaille dans cette branche… Et toi ?
— Oh moi, je ne peins pas…
— Je veux dire : et toi, que fais-tu ?
Troumane se gratta le menton.
— C'est assez particulier, dit-il en baissant la voix ; je suis sadique.
— Tu es quoi !?
— Sadique…
— Sadique ?
— Oui.
Jango chercha des paroles de réconfort.
— C'est bien ennuyeux, mon pauvre vieux…
— Voire, dit Troumane.
Jango pensa que par cette laconique protestation, son camarade faisait allusion aux félicités qu'il tirait de son vice.
— Évidemment, concéda-t-il, il y a le bon côté…
L'ami eut un rire chromatique.
— Tu me fais marcher ? demanda Jango.
— Pas du tout, écoute !
Il expliqua en quoi consistait le métier de sadique. C'était, on va en juger, une profession extrêmement charitable et rémunératrice. Troumane se mettait en relation à moins que ce ne fût le contraire avec des bourgeoises ayant fauté et dont la faute comportait des suites fâcheuses. Ces jeunes filles ou ces dames lui versaient une somme rondelette et portaient plainte contre lui pour attentat à la pudeur. Troumane était arrêté, il simulait la folie sexuelle, et on l'envoyait pour quelques mois dans une maison de santé. L'honneur des dames était sauf et la sécurité matérielle de Troumane assurée.
— Je me débrouille pour travailler en série, conclut Troumane. La détention n'est pas plus longue et c'est d'un plus gros rapport. De cette façon, je suis tranquille pour un bout de temps.
— Remarque, ajouta-t-il, que ça a ses inconvénients. D'abord, les journaux m'appellent le sadique, le satyre, le fou érotique, le maniaque, le triste individu, l'horrible personnage ou le monstre, et on a beau savoir que ce n'est pas vrai, ça vous fait tout de même quelque chose. Et puis, il y a toujours une bande de resquilleuses : des bonniches, des étudiantes, des dactylos, pour venir jurer que je les ai violées dans un terrain vague ou sur les berges de la Seine… C'est fou ce qu'il y a comme gosses à mon crédit dans Paname… Enfin, il faut bien vivre ; et à notre foutue époque, si on ne se débrouillait pas un peu…
— C'est bien vrai, reconnut Jango.
Pris d'une subite idée, il demanda :
— Si tu es marié, ta femme doit être gênée par les à-côtés de ton métier ?
— Je ne suis pas marié ! se récria Troumane. Confidentiellement : les femmes ne m'ont jamais intéressé…
Un long silence suivit les révélations de Troumane. Jango fit remarquer que les filtres avaient filtré. Ils vidèrent leur tasse.
— Je m'excuse, murmura Jango, mais j'ai un rendez-vous.
— Eh bien, allons-y, décida Troumane. J'ai tout mon temps, je t'accompagne…
Ils descendirent l'avenue.
Un car de Hollandais la remontait pour aller photographier la dalle sacrée.
Jango commençait à trouver gênante la présence de Troumane.
Il chercha à le lui faire comprendre sans le heurter.
— C'est un rendez-vous galant.
— Elle est belle ? questionna simplement Troumane.
— Elle a des formes…
Ils dépassèrent l'avenue Montaigne et s'engagèrent sous les arbres.
— Où allons-nous ? demanda le sadique.
— Vers la Madeleine.
— Ça nous fait une bonne promenade digestive.
Jango fut irrité de cette insistance. Il pénétra dans le premier urinoir qu'ils rencontrèrent et se décora de la rosette. Il ressortit et passa devant Troumane qui, bien entendu, ne le reconnut pas. Il s'éloigna tranquillement. Cinq minutes plus tard, le sadique le dépassa en courant, la main en visière au-dessus des yeux.
* * *
La boulangère attendait Jango à la terrasse du Weber, devant une glace à la vanille. Elle s'était déguisée en boulangère-de-sortie-à-Paris. Pour ce faire, elle avait mis un corsage bien fourni en dentelle, une jupe imprimée jaune et un chapeau de paille large comme le toit d'une hutte.
Jango s'avança vers sa table et s'inclina.
— Madame Édith ? demanda-t-il.
— Mais… oui.
— Je viens de la part de mon ami Jango…
— Ah ! fit la boulangère d'un ton neutre.
— Il a eu un empêchement de dernière heure et il m'a téléphoné de venir l'excuser.
— Je vous remercie, murmura la brune ardente, déçue du haut en bas.
Avec autorité, Jango tira une chaise à lui.
— Vous permettez ?
— Je vous en prie.
— Vous accepterez bien quelque chose ?
— Je prends déjà une glace, minauda Édith.
— Justement, fit observer Jango, ça donne soif.
Conquise par cette exquise politesse, la dame se consola de la carence du Jango-première-manière.
— Je serais curieuse de savoir comment vous avez pu me trouver du premier coup, dit-elle.
— Oh ! C'était très facile, assura Jango. Mon ami Jango, qui est un connaisseur, m'a dit : « Tu ne peux pas te tromper, c'est la femme la mieux faite qui sera assise à la terrasse. »
— Flatteur !
Jango attrapa la main de sa voisine et la porta à ses lèvres.
— Je crois, dit-il, que vous disposez de votre après-midi ; je serais heureux si vous me permettiez de vous emmener au cinéma.
La dame ne fut pas longue à se décider.
Jango était intéressé par son expérience et ne doutait plus de sa réussite.
Ils prirent un taxi. Le taxi est un instrument de séduction capital et, au fond, peu onéreux. Ils se firent conduire à un cinéma du boulevard des Italiens où l'on donnait Fabiola.
Dans le noir, leurs mains se joignirent. Ils s'embrassèrent bien avant Mme Morgan et M. Vidal. Sans trop tâtonner, Jango trouva la jarretelle de sa compagne.
— Polisson, chuchota la boulangère.
Au bout d'un moment, ils ne surent plus bien quel était leur fauteuil respectif… Des demoiselles à bon Dieu, venues assister au martyrologe des premiers chrétiens, commencèrent à tousser. La plus âgée finit par dire à mi-voix que la France ne se remettrait jamais de la guerre tant que des couples sans moralité ni retenue porteraient le scandale aux yeux de l'innocence et de la pureté.
— Si on partait ? proposa Jango.
La boulangère ne demandait pas mieux… Les pommettes en feu, ils quittèrent le cinéma d'une démarche de funambules.
Ils tournèrent la rue Taitbout et gagnèrent la rue de Provence aux petits hôtels accueillants.
Moyennant quelque trois cents francs, Jango acheta une heure d'isolement dans une chambre de passe.
— Vous n'êtes pas sérieux, assura la boulangère qui connaissait les usages.
En guise de réponse, Jango lui entoura la taille et lui dit que plus rien ne comptait.
Aussitôt, il éprouva un remords en songeant qu'il se cocufiait soi-même.
— C'est mal, gémit-il, je trahis mon meilleur ami.
La brune ardente, qui désirait davantage un mâle qu'un objecteur de conscience, assura que Jango n'était qu'un triste rapin, timoré et verbeux, et qu'elle voulait l'oublier.
Elle comptait ainsi que, grâce à l'émulation, elle obtiendrait de l'ami dévoué de sérieux témoignages de virilité.
Après quelques gâteries, la boulangère passa derrière le paravent afin de se dévêtir. Jango enleva sa veste. La glace du lavabo lui renvoya son véritable visage.
Il fronça les sourcils, reprit promptement sa veste et chercha à la hâte un prétexte lui permettant de faire l'amour tout habillé.
Un moment, il eut l'idée d'invoquer une mauvaise grippe, mais il régnait une telle chaleur dans la chambre exiguë qu'il y renonça. Il ne pouvait pas sous peine de crouler sous le ridicule alléguer une timidité fortement démentie par ses manœuvres préparatoires.
Le fétichisme n'était pas un argument non plus. Il allait se décider à redevenir Jango lorsqu'il se produisit une rumeur dans le couloir.
Des coups furent frappés à la porte.
Jango alla ouvrir.
Il se trouva en présence du boulanger que le personnel de l'hôtel essayait de calmer.
— Jules ! cria Édith.
— Cette fois, gredine, j'ai la preuve…
— On ne faisait pas de mal, murmura Jango.
Ce dernier se félicitait d'avoir endossé sa veste, ce qui le rendait méconnaissable. Derrière son aspect de décoré, il se sentait à l'abri.
Le boulanger eut l'air de sortir d'un songe. D'un très mauvais songe qui vous brise les nerfs. Il se mit à pleurer.
Voyant que tout danger était conjuré, les garçons d'étage retournèrent à leurs bidets…
— Je suis un malheureux, larmoya le boulanger. Je me doutais depuis longtemps que je l'étais… Alors, je t'ai suivie…
— C'est du propre ! dit Édith.
Elle prit Jango à témoin :
— Enfin, monsieur, je vous fais juge… Est-ce un procédé ? Suivre sa femme, comme un flic suit un malfaiteur… Qui m'aurait dit ça à l'époque où cet individu me faisait la cour…
Navré de voir que cette nouvelle expérience avait échoué, Jango n'avait plus que le désir de s'éclipser.
Après des paroles de modération, il laissa les époux à leurs griefs.
Ceux-ci ne durèrent pas très longtemps. Troublé par la tenue de sa femme et par l'atmosphère du lieu, lourde de sueur et de soupirs, le boulanger fit amende honorable et, la chambre étant payée, il l'utilisa au mieux pour apaiser les ardeurs de sa femme et réussir la réconciliation.