L’amour sans eau fraîche
— Alors, docteur, dis-je, vous arrivez de Chica ?
— Yé, me dit le toubib. Je n’avais pas revu la Côte d’Azur depuis la déclaration de guerre. C’est le pays le plus, comment dites-vous ? Formidable in the world !
— Je connais Chicago. J’ai même un pote à moi qui tient un drugstore sur les bords du Michigan.
Je lui explique l’endroit et ça se trouve qu’il le connaît aussi. Nous nous mettons à discuter à perte de vue sous le regard amusé de Julia.
— Alors, me dit-elle, profitant d’un trou dans la conversation. Comment vont les assassins, commissaire ?
— Couci-couça !
— C’est vrai ce que les journaux ont raconté ? Que vous avez pulvérisé cette bande d’espions-gangsters ?
— Pour une fois, ils n’ont pas dit trop de sottises.
— Vous êtes le Nick Carter de l’époque, alors !
Je mets ma main sur son poignet.
— Oh ! ça va, ma déesse, ne me mettez pas en boîte et parlons plutôt de vous. Vous avez retrouvé papa-maman ?
— Comme vous me l’avez conseillé.
— Parfait ! Ils ont été heureux de revoir leur petite gosse adorée ?
— Fous de joie. Je leur ai raconté mes aventures. Ils vous témoignent une reconnaissance éperdue, vous allez venir dîner à la maison ce soir, n’est-ce pas ?
— Il ne faudrait pas trop insister pour que je dise oui.
Elle envoie un baiser dans l’espace.
— Ce que vous êtes chou… Mon père va faire tirer un feu d’artifice en votre honneur…
Ce docteur machin-chose de Chicago n’est pas si ramolli qu’il en a l’air car il comprend tout de suite que nous aimerions demeurer en tête à tête.
— Permettez-moi de me retirer, dit-il à Julia.
— Vous rentrez à la maison, Doc ?
— Oui. Et je préviendrai vos parents de l’arrivée du commissaire.
Il s’éloigne.
Une fois seuls, je change de place et je m’assieds sur la banquette, aux côtés de Julia.
— Il a une bonne trogne, votre toubib, lui dis-je, comment le connaissez-vous ?
— C’est un ami de papa. Ils sont en affaires ensemble.
Elle m’apprend que son père possède un laboratoire de produits pharmaceutiques et qu’il fabrique une spécialité du docteur Silbarn, employée contre la chute des cheveux.
Comme je me fiche de la vie privée de son papa autant que de la première molaire de Mazarin, je laisse tomber le questionnaire. Je passe mon bras sur le dossier de la banquette. Et ce mouvement tombe très bien, car justement ma compagne a la tête appuyée contre. De la main je ramène sa chevelure blonde contre mon épaule et je regarde le soleil qui est en train de fondre dans la mer. Comme c’est beau !
J’ai la flemme de faire partager mon admiration à la petite, mais elle doit éprouver du vague à l’âme également, je le comprends à la façon dont elle se blottit contre moi.
Pour la première fois de ma vie, je me sens une âme de petit garçon et je ne pense à rien. Je savoure simplement un instant d’une extraordinaire qualité.
— Dites-moi, chérie, si nous allions nous promener dans les environs ?
— Ça tombe bien, approuve-t-elle, j’ai justement ma voiture.
La lotion capillaire doit rapporter gros, car Julia possède un joli petit carrosse. C’est une Talbot décapotable peinte en crème avec des coussins de cuir assortis.
— Voulez-vous conduire, Tonio ?
Je m’installe derrière le volant. Julia noue une écharpe de soie autour de sa tête et, comme tout à l’heure au café, appuie celle-ci sur mon épaule.
Nous roulons le long de la mer. Une brise embaumée flotte sur ce coin de paradis. Bientôt, nous sommes hors de la ville et nous atteignons un endroit escarpé.
J’arrête la Talbot. J’ai repéré en contrebas de la route une sorte de petite crique déserte, cernée de pins parasols et de roches rouges. Le coin fait un peu chromo de bazar, mais il est rudement gentil. Nous y descendons et nous nous asseyons sur la mousse.
— On est bien, dis-je à Julia.
Elle ne trouve pas ma phrase trop toquarde et me regarde d’un air chaviré.
— C’est pour moi que vous êtes venu, darling ?
— Oui, ma chouquette.
— Pour moi toute seule ?
— Parole d’homme.
— Oh ! murmure-t-elle, c’est merveilleux, chéri, tout à fait merveilleux.
Comme ses lèvres ne sont pas trop éloignées des miennes, je calcule la distance qui les sépare. Et je m’aperçois qu’il suffirait que j’incline légèrement la tête pour que cette distance-là n’existe plus. Julia fait un bout du chemin à ma rencontre.
*
Le soir tombe sur la mer, il s’y couche plutôt comme une chatte heureuse sur un coussin de soie bleue…
Comment trouvez-vous cette image ?
Il y a des types qu’on a flanqués à l’Académie française pour moins que ça. Je suis sûr que, si je voulais m’en donner la peine, j’arriverais à des résultats appréciables en littérature.
La nuit est complètement tombée lorsque nous quittons la petite crique.
Nous remontons dans l’auto, et je pédale à fond, car je veux passer à mon hôtel pour prendre un bain et me changer avant d’aller chez les ancêtres de ma sirène blonde.
Nous revoici à Nice, illuminée comme pour le carnaval.
Quelle belle ville !
Du reste, je suis dans un état d’esprit à trouver le monde entier épatant.
Vous croyez que c’est l’amour, vous ?