Une digestion laborieuse

Je conseille à Julia de rentrer chez elle où je lui promets de la rejoindre une heure plus tard.

Nous nous séparons sur un dernier baiser.

Je traverse le hall de l’hôtel et vais demander à la caisse si un télégramme n’est pas arrivé à mon nom. L’escogriffe habillé en chef de jazz me tend un rectangle de papier bleu.

Je l’ouvre :

CONFRONTATION GÉNÉRALE DES EMPREINTES NÉGATIVE

Donc, mon instinct ne m’avait pas trompé : le gang n’a pas été totalement anéanti. Donc, même en vacances, San Antonio est bien le type qui remplace la margarine.

Je me fais monter un cognac et je l’envoie en mission dans mon estomac tandis que coule mon bain.

Avouez que des flics aussi consciencieux, on n’en trouve plus que dans les manuels, car enfin me voici en vacances, largement pourvu de gloire, d’amour et d’argent, et rien ne m’oblige à me cailler le sang pour cette bande d’espions que j’ai dispersés. J’ai beau me pénétrer de ce raisonnement, mon cerveau est constitué de telle manière qu’il ne peut fonctionner vraiment qu’au service d’une énigme.

Et comme énigme ça se pose là.

Je reprends mon raisonnement par le manche. J’ai téléphoné au Colorado ; après moi quelqu’un a utilisé l’appareil pour donner l’ordre à Batavia de me buter. Ce quelqu’un était un chef, pour prendre une décision pareille. Or ses empreintes ne correspondent avec aucune de celles prélevées sur les membres, morts ou vivants de la bande. En conséquence, il reste un personnage en circulation, dont la place est derrière de solides barreaux ou mieux encore, devant douze canons de fusils. Eh bien, moi, je vous le dis, tant que ce dégourdi-là ne sera pas nourri aux frais du gouvernement français, je ne serai pas tranquille.

En grommelant, je prends mon bain. Puis je m’habille. Je mets une chemise bleue pervenche avec une cravate jaune pâle et un costume de flanelle bleu roi. Si vous pouviez me voir, ainsi sapé, vous téléphoneriez aussitôt à tous les tailleurs de France pour essayer de dégoter le même ensemble.

Je mets un peu de parfum sur mes revers. C’est un machin assez subtil qui s’appelle Vitalité. Lorsque je le renifle, je pense à des trucs tout à fait romantiques.

Me voilà fin prêt. Je passe un coup de bigophone au portier pour lui demander d’aller me chercher des fleurs et de me commander un taxi.

*

Les parents de Julia se nomment Nertex. Ils possèdent une baraque un peu moins grande que le palais de Versailles dans les environs de Nice. Ce sont des gens charmants, un peu maniérés peut-être, mais qui ont la notion de l’hospitalité poussée à un très haut degré.

Je fais un baisemain à la maman en fermant les yeux pour ne pas être aveuglé par l’éclat de ses brillants et je me laisse broyer les cartilages par le dab. Ce brave homme me congratule pour m’exprimer sa reconnaissance. Il profite de l’occasion pour laver la tête à Juju qui, à son avis, a l’esprit trop indépendant.

La dame de mes pensées a l’air de se moquer des remontrances paternelles comme d’une tranche de melon gâté. Elle me couve d’un regard tendre qui me fait passer un voltage terrible dans l’épine dorsale.

Enfin, nous passons à table en compagnie du docteur américain qui ressemble à un gorille. Le menu est savoureux. Il y a des médaillons de bécasse, un gratin de langoustes et du chevreuil en civet. Je mange deux fois de tout. Je crois que ma promenade en voiture m’a ouvert les portes de l’appétit à deux battants. Je raconte mes enquêtes. Grâce au Pommard 1928, je trouve des anecdotes sensationnelles qui font frémir ces dames et s’exclamer les hommes.

Je passe une excellente soirée. Pour couronner ce dîner digne des chevaliers de la Table ronde, M. Nertex dit au maître d’hôtel d’apporter la fine Napoléon. En même temps, il me présente une boîte de cigares aussi grande que la caisse d’une machine à écrire portable. Ce sont des cigares brésiliens, tellement gros qu’une fois que j’ai achevé le mien, on pourrait jouer à la grenouille avec ma bouche.

L’ambiance est très réussie. Lorsque je prends congé de ces messieurs-dames, sur le coup de minuit, je suis dans un état euphorique épatant. Je décide de regagner mon hôtel à pied, afin de pouvoir me gaver d’étoiles et de brise parfumée. Et puis, entre nous, rien de tel qu’un peu de footing lorsqu’on a bien mangé et bien bu.

Je fais mes adieux. Ceux-ci ne sont pas trop émus, car les parents de Julia me réinvitent pour le lendemain. Ils me proposent même de passer la durée de mes vacances chez eux, mais je refuse car je tiens à ma liberté. Je leur serre la pogne et Julia me dit qu’elle me téléphonera le lendemain afin de convenir d’un rendez-vous pour l’après-midi.

J’avance tranquillement sur la route. D’où je suis, je domine la ville et j’aperçois la mer qui tremblote sous la lune. De temps à autre, je m’arrête pour goûter la magnificence du paysage et la majesté de la nuit. C’est une phrase que j’ai lue dans un bouquin de Claude Farrère, et, comme je l’ai trouvée jolie, je l’ai apprise par cœur. Je respire à pleins poumons. Il faudra que j’envoie une carte postale à Félicie demain matin.

Parvenu à mon hôtel, je me couche et m’endors.

*

Je ne saurais vous dire ce qui m’a éveillé…

Je crois que c’est l’instinct de conservation, si développé en moi. Toujours est-il que je reprends mes esprits avec une vague sensation d’angoisse. Est-ce le bon dîner des Nertex qui me donne des troubles d’estomac ? J’allume et je me mets sur mon séant. La lumière ne calme pas mon appréhension, je trouve la pièce plus hostile. Je me lève et examine la porte : le verrou est tiré. Je vais à la fenêtre ; les volets sont mis et il n’y a pas de balcon. Je jette un coup d’œil dans la salle de bains ; celle-ci est vide.

Alors ?

Alors, il se peut que je sois un vieux croquant, et pourtant, la petite sonnerie d’alarme qui tinte en moi ne se calme toujours pas. Je regarde ma montre : il est minuit et demi. Je la repose sur le marbre de la table de chevet et allume une gitane.

Le mieux qu’il me reste à faire est encore de me faire grimper un flacon de cognac et de le vider. Peut-être qu’après je m’endormirai normalement. Pourtant, je devrais pioncer ferme, avec la longue trotte que j’ai faite à pied.

Je m’arrête pile de penser et de bouger. D’un seul coup, je comprends trop de choses à la fois. Il me faut un bon moment pour ordonner, pour canaliser cela en moi. Voilà : je viens de songer à la longue promenade du retour, il m’a fallu au moins une heure pour revenir de chez Nertex, et, lorsque j’en suis parti, il était plus de minuit, donc ma montre me bourre le crâne en m’indiquant minuit et demi. Vous me suivez bien ? Or, si elle marque minuit et demi c’est qu’elle est arrêtée, et si elle est arrêtée, ce n’est donc pas son tic-tac que j’entends.

Ma respiration se coince. Mon ouïe devient l’organe capital de mon individu. J’entends ce bruit, ce battement de cœur artificiel qui n’est pas celui d’une montre et qui a frappé mon subconscient. Un bruit qui me rappelle quelque chose… c’est-à-dire le tic-tac d’une bombe.

Je me rends à l’évidence ; il y a une bombe dans ma piaule ! À force de prêter l’oreille, son bruit, pourtant imperceptible, est un fracas pareil à celui des chutes du Niagara.

Mon premier réflexe est de me tirer à la vitesse d’un avion à réaction, mon second (celui du flic) est de chercher la bombe. C’est à ce dernier que j’obéis. Je me fiche à quatre pattes et je regarde sous le lit. Je ne vois rien. Cependant le tic-tac est là… tout près. Mes cheveux se hérissent. Peut-être que dans un cent millième de seconde je vais être réduit en si petits morceaux que les pompiers seront obligés de passer du papier buvard sur les murs pour me récupérer. J’ouvre le tiroir de la table de chevet : rien non plus. Je m’affole. Où ces enfants de ceci et cela ont-ils planqué leur tabatière à remontoir ? Je soulève le matelas : la bombe est là ; douillettement couchée sur le sommier. Heureusement, j’ai aussi des talents d’artificier. Je commence par couper le fil qui unit le détonateur à l’explosif, puis je désamorce l’engin. Après quoi je vide ma boîte à chaussures et je place la bombe à l’intérieur.

J’éponge mon front emperlé et je vais achever ma cigarette à la fenêtre, histoire de réfléchir à cette nouvelle aventure.

Ensuite, je me recouche et j’en mets un coup pour de bon !