Des idées à moi

Le lendemain, lorsque je saute du lit, je m’aperçois que j’ai un fameux retard sur le soleil. Il est, en effet, plus de dix heures. Je fais ma toilette en sifflotant, et j’achève tout juste de me laver les dents au moment où le téléphone sonne. C’est Julia.

— Hello ! Tony ! gazouille-t-elle, vous avez bien dormi ?

— Très bien, j’ai même rêvé à une colombe de mes relations.

— Ah ! Ah ! Et peut-on connaître le thème général de votre rêve ?

— Si je le racontais par téléphone, toutes les demoiselles des PTT donneraient leur démission et viendraient regarder de près comment c’est foutu, un type qui possède une pareille imagination.

— Sans blague !

— C’est comme je vous le dis !

Je l’entends rire, à l’autre bout. Son rire ressemble au bruit d’une source. Je me souviens avoir fait cette comparaison dans une composition française, et le prof m’avait balancé dix sur dix. Je l’imagine — pas le prof, mais Julia — avec son déshabillé qui doit être rose ou bleu. Il me semble que je tiens ses cheveux dans mes doigts et que je les fais couler sur mes mains comme de l’or en fusion. Une fille pareille, croyez-moi, c’est quelque chose. Et si vous pouviez vous en faire une idée précise où que vous soyez, vous prendriez l’avion pour Nice.

Nous échangeons des paroles définitives, lesquelles ne vous regardent pas. Enfin, je me décide à raccrocher après avoir fixé rendez-vous à la femme de ma vie à midi, car nous devons déjeuner ensemble.

Je ne m’inquiète pas outre mesure pour l’attentat de cette nuit. Il m’en faut davantage pour me faire perdre le nord.

Je finis de me harnacher et je sors de ma délicieuse chambrette en tenant ma boîte à chaussures sous le bras.

Maintenant, il faut que je vous dise que si vous pensez que je vais à la pêche sous-marine avec ma petite bombe à retardement sous le bras, vous vous trompez royalement.

Je descends à la caisse et je demande à parler au gérant. On me fait entrer dans un petit salon discret, avec des airs de conspirateurs, et on me conseille de me laisser glisser dans un fauteuil en attendant.

Un quart d’heure plus tard, le gérant s’amène, il a un sourire si mielleux qu’on est surpris de ne pas voir une douzaine de mouches posées dessus. En se frottant les mains, il me demande ce qu’il y a pour mon service.

— Monsieur, lui dis-je, j’ai roulé ma bosse aux quatre coins du monde. J’ai couché dans les plus baths hôtels d’Amérique comme dans les plus sales bouges d’Italie. J’ai vu des quantités de plumards : des rembourrés et des affaissés. J’ai trouvé dans ces lits une foule de bestioles et d’objets : des puces, des cafards, des punaises, des scorpions, des hannetons, des portefeuilles, des dentiers, des pistolets et d’autres choses que je j’oserai pas vous nommer parce que je suis poli, mais jamais, vous m’entendez ? jamais il ne m’est arrivé de découvrir une bombe dans mon pageot.

Ce disant, je couronne ma péroraison en ouvrant ma boîte à chaussures.

Il y penche son nez pointu et se met à contempler ma trouvaille avec les yeux d’une cigogne qui découvrirait un chauffe-bain dans son nid.

Il est évident que ce gentleman n’a jamais fait la guerre et qu’il s’y connaît autant en armes variées que moi en gynécologie.

— Co… comment, bégaye-t-il, vous avez trouvé ça…

— Dans mon lit, oui.

— Et c’était chargé ?

— Je l’ai désamorcé de mes mains.

— C’est inimaginable.

— Et pourtant, c’est vrai.

Je me repais un moment de son air abasourdi et lui pose la main sur l’épaule.

— Écoutez-moi, mon bon monsieur. Je suis le commissaire San Antonio, et j’ai l’habitude qu’on me fasse des blagues. Seulement, j’ai la faiblesse, assez compréhensible, n’est-ce pas ! de vouloir en découvrir les auteurs. Je ne tiens pas à faire du scandale, et il n’y aura aucun tam-tam autour de votre boîte si vous m’aidez.

Il se plie en deux à tel point que je crois qu’il va embrasser ses godasses et il commence à me faire un baratin, aussi long qu’un rapport d’huissier, pour m’assurer de son entier dévouement.

— C’est bon, lui dis-je, non sans noblesse. Commençons donc par le commencement : êtes-vous sûr de votre personnel ?

— Comme de moi-même. Ce sont des garçons d’étage attachés depuis plusieurs années à l’établissement.

— Soit. Qui donc alors peut avoir accès aux chambres ?

— Personne.

— Personne ! Venez avec moi.

Je l’entraîne dans le hall et lui fais signe de ne pas bouger. Je m’approche de la caisse et je dis, d’une voix morne : « 28 ». Docilement le portier me tend le 28.

Je reviens auprès du gérant.

— J’ai la chambre 27, lui dis-je, et pourtant voici la clé du 28. Il y a deux cents chambres dans votre clapier, comment voulez-vous que le préposé au tableau se souvienne des locataires de chacune ?

Mon interlocuteur se gratte le blair d’un air gêné. Ma petite démonstration le laisse baba, cet homme.

— Alors ? questionne-t-il, vous pensez qu’un des locataires de l’hôtel a utilisé votre clé ?

— Sans doute. À moins, cependant, qu’il n’ait eu un passe-partout, vos serrures ne sont pas très compliquées.

— Qu’allez-vous faire ?

— Attendre. La nuit prochaine, vous allez me donner la chambre située en face de la mienne, sans toutefois louer cette dernière. Et je veux que personne, vous m’entendez ? personne ne soit au fait de ce déménagement.

— Comptez sur moi, monsieur le commissaire.

Je le salue d’un petit signe de tête et je quitte l’hôtel en fredonnant un air de boogie-woogie.

*

Je vais à Air France pour étudier les horaires des Dakotas pour Marseille. Je constate qu’en partant à deux heures de l’après-midi de Nice, je pourrais être de retour à huit heures ce soir. Tout va bien.

Oublions les préoccupations de l’heure et allons au rendez-vous de ma princesse lointaine.

Justement, elle m’attend déjà dans une petite robe mauve qui semble peinte sur elle tellement elle la moule. Ses yeux ressemblent à deux pastilles de nuit d’été, découpés dans du satin. Je vous jure qu’au bras de cette gosse, on n’a pas l’air d’un marchand de frites.

Nous échangeons des politesses d’usage avant d’aller déjeuner. J’ai une faim de cannibale. À vrai dire, j’ignore si les cannibales ont de l’appétit, il faut croire que oui, étant donné les denrées qu’ils se glissent sous les molaires.

Nous passons deux heures exquises. Non seulement Julia est belle à commotionner un centenaire, mais c’est aussi une des filles les plus spirituelles que je connaisse.

Je lui demande la permission de la laisser choir et je me fais conduire à l’aéroport.