Conversations
Au moment où je pénètre dans le bureau de Favelli, celui-ci est en train de questionner un prévenu. Je me rends compte que mon collègue n’est pas un garçon absolument patient, car il flanque autant de beignes sur le museau de son client qu’il y a de virgules dans ce livre.
En me voyant entrer, il se lève.
— San Antonio ! Déjà de retour !
Je lui en serre cinq.
— Il ne s’agit que d’un petit raid, je reprends l’avion pour Nice tout à l’heure, mon bon. Ce soir, je dîne dans le monde.
— Et qui me vaut la joie de vous revoir ?
— C’est toute une histoire.
Il m’envoie une bourrade.
— Comme d’habitude, hein ? Sacré farceur !
Il ordonne à ses poulets d’aller mettre au frais son loustic et il me fait signe de poser la partie de mon individu destinée à cet usage sur son fauteuil tournant, tandis que lui-même s’assied à califourchon sur une chaise.
— Alors ?
En détail, je lui relate l’attentat dont j’ai été victime cette nuit.
Il m’écoute sans bouger les lèvres, puis il me demande très gravement :
— Entre nous, mon cher ami, vous n’avez jamais eu envie d’envoyer balader la police ?
— Si, lui dis-je, très souvent, lorsqu’on discute mes notes de frais.
— Phénomène, va ! En somme vous êtes venu ici avec une idée précise en tête ?
Je déballe ma boîte à chaussures et j’en sors la bombe.
— Il se peut qu’il y ait des empreintes, là-dessus…
— Parbleu…
Il passe un coup de tube au laboratoire et y fait porter l’engin par un de ses sous-fifres.
— Dans quelques minutes nous serons fixés.
Pour tuer le temps, nous grillons des cigarettes.
— Vous croyez, s’informe-t-il, que la bande n’est pas entièrement détruite ?
— Il me semble que la preuve nous en a été fournie.
— Certes, mais une chose me trouble et me chiffonne, San Antonio, c’est que, malgré que votre enquête soit terminée, on cherche à vous faire le coup du père François. C’est maladroit, car, en se manifestant, ces espions, non seulement nous prouvent qu’ils ne sont pas tous arrêtés, mais encore ils nous provoquent.
— Oui, dis-je, votre remarque est pertinente, Favelli, seulement il y a un hic : les membres du gang qui demeurent en liberté ne savent peut-être pas que j’ai terminé mon enquête.
Je fais pivoter mon fauteuil et je mets mes pieds sur un siège voisin. J’allume une nouvelle gitane.
— Ce n’est pas tout ça, poursuis-je : vous allez être gentil et téléphoner à la police de Nice pour lui dire qu’elle m’accorde toute l’aide dont je peux avoir besoin.
Il décroche et réclame Nice au standard. On le lui donne presque aussitôt. Je n’écoute pas toute la kyrielle d’éloges qu’il débite sur mon compte. Je trouve plus passionnant de réussir des ronds de fumée. J’en suis à mon douzième, lorsqu’il se tourne vers moi, l’air satisfait.
— Les voici prévenus, assure-t-il. Vous pouvez faire appel à eux à n’importe quelle heure et dans n’importe quelles circonstances.
— Parfait !
On frappe à la porte vitrée. C’est un garçon du labo qui apporte les résultats. Il me tend un cliché tout frais.
— L’homme qui a manipulé cette bombe était ganté, dit-il. Malheureusement il a fait un accroc à son pouce gauche en branchant le détonateur. Il portait des gants de daim, nous en avons remarqué des parcelles après le fil du détonateur. Il a laissé une empreinte assez bonne sur la partie de la bombe destinée au réglage.
— C’est tout ? questionne Favelli.
— C’est tout, commissaire.
Mon collègue a la même pensée que moi. Il ouvre un dossier et en sort une autre photographie d’empreintes. Je n’ai pas de mérite à deviner qu’il s’agit de celles découvertes sur l’appareil téléphonique au Colorado.
— Regardez !
Je me penche sur les images. Il n’y a pas besoin de sortir de Sorbonne pour constater que ce sont les mêmes.
Donc l’homme qui a donné l’ordre de me descendre le premier soir et celui qui a voulu me déguiser en feu d’artifice cette nuit ne font qu’un.
Moi qui ai horreur des gens qui s’intéressent trop à ma personne, je suis à mon affaire.
*
Cette confrontation des empreintes n’a pas demandé beaucoup de temps. Plutôt que d’aller au cinéma, je préfère muser dans Marseille.
Quelle ville ! Je propose à Favelli de m’accompagner.
— Où ça ? demande-t-il en riant.
Il ajoute qu’avec moi, on peut s’attendre à déclencher simultanément tout ce que la ville compte comme pistolets, néanmoins il attrape son chapeau et se couronne roi des flics marseillais.
La rue Saint-Ferréol n’est pas loin. Pourquoi prendre cette rue comme but de promenade ? Tout bonnement parce que le Chinois y demeurait et que je serais curieux de visiter son appartement. Si le lecteur a assez de mémoire pour se souvenir qu’il a payé ses impôts de l’an dernier, il n’a pas dû oublier que j’avais pris les clés du pauvre Confucius, à la morgue, l’autre jour.
Le hasard a voulu que ce trousseau, je le glisse dans la poche de mon pantalon, ce qui l’a sauvé de l’explosion de l’hôpital, et qu’ensuite, je le laisse à mon hôtel, précaution sans laquelle il aurait été détruit avec mes fringues chez la belle Elsa.
Le hasard ! Toujours lui… Moi je lui obéis aussi souvent qu’il m’obéit lui-même. J’ai vu une sorte de présage dans le fait que ces clés aient été épargnées au cours de mes récentes tribulations. Je me dis, avec un bon sens de maquignon normand, que si j’ai pu les conserver, c’est parce qu’il est dit que je dois m’en servir.
Ça vous paraît sans doute un peu simpliste comme raisonnement. Malgré toutes vos critiques, je m’entête à le tenir comme l’exemple type de ma philosophie.
L’appartement du Chinetoque se compose de deux pièces assez mal tenues : un studio et une cuisine. Favelli et moi commençons par fouiller consciencieusement de partout.
— Avez-vous une idée de ce que vous cherchez ? me demande malicieusement mon collègue.
— Écoutez, il se pourrait bien que ce magot ait eu de la drogue en sa possession. Lorsque je l’ai menacé d’une perquisition, il est devenu tout vert — ce qui est la façon de rougir des Chinois.
— D’accord, mais entre nous, qu’aurait à voir une question de drogue, à côté de celle qui nous préoccupe ?
— On ne sait jamais…
Nous continuons nos recherches. Et nous n’avons pas tort. Je pousse un cri de joie. À l’intérieur d’une statuette de bouddha, je déniche une petite boîte de lithinés, qui contient des étuis de messages pour pigeons. À l’intérieur de ceux-ci, il y a une poudre blanche.
— Sentez !
Favelli pose son éteignoir sur l’ouverture d’un des tubes. Il renifle.
— Coco, murmure-t-il.
— Oui, coco… Cette fois tout s’éclaire.
— Ah ! oui ?
— Ben, voyons… Le type qui a été enterré rue Paradis faisait du trafic avec Su-Chang. Il devait être préposé à l’envoi des messages, et il utilisait ce mode de transport ailé pour véhiculer sa came, laquelle came était réceptionnée par un complice de Nice. Un jour, Früger, ou quelqu’un d’autre, a découvert le pot aux roses. Le gars qui devait avoir un tube vide sur lui, pressentant un « interrogatoire », a dissimulé promptement ce tube dans sa bouche. Il a dû être lessivé avant d’avoir pu allonger le Chinois.
Favelli pousse un gloussement de dindon.
— Vous avez mis dans le mille, mon vieux. Maintenant la lumière se fait. Je m’étais toujours demandé ce que signifiait ce tube dans le bec du mort.
Je regarde ma montre. L’heure du retour est proche.
— Je regagne Nice. J’espère que mon assassin aura bientôt une paire de bracelets nickelés aux poignets.
— Je l’espère aussi.