Je ne suis pas un cave

Le dîner chez les Nertex est aussi cordial que la veille ; la chère y est tout aussi choisie. Ces gens-là mettent les petits plats dans les grands pour me recevoir. Néanmoins, je suis moins loquace. Ma tension d’esprit est très forte, car j’ai décidé que cette affaire à ricochets serait terminée une fois pour toutes demain matin. Et si elle s’achève comme j’ai décidé qu’elle s’achèverait, je crois que mes amis Nertex et leur adorable Julia auront une belle surprise en buvant leur café au lait.

J’ai fait travailler ma matière grise à bloc ces temps-ci, et j’en suis arrivé à la conclusion que le fameux docteur Silbarn est aussi américain que je suis guatémaltèque. Je suis persuadé que ce bonhomme, avec sa figure d’éponge, appartient à la bande des espions et qu’il s’est introduit chez les Nertex sous prétexte de collaboration scientifique, pour se trouver un abri sûr. Il sera dit que ma douce Julia aura été la dupe jusqu’à la gauche.

Ça vous en bouche une tartine, hein ?

Vous devez vous demander sur quoi je me base pour affirmer de pareilles choses. Eh bien, voilà : lorsque j’ai parlé de Chicago et de mon pote qui tient soi-disant un drugstore, j’ai lancé ça au chiqué, parce que j’ai l’habitude de me documenter sur les magots dont la trompette ne me revient pas. En réalité, je n’ai jamais connu personne à Chicago, pour la bonne raison que je n’y ai jamais porté mes grands pieds. Pourtant le Silbarn est tombé dans le piège. Ensuite, j’ai remarqué tout à l’heure qu’il trimbalait sous son bras gauche un de ces machins qui ne sont pas en vente libre. J’ai fait cette constatation d’une façon fortuite. Nous buvions du porto dans la bibliothèque. Julia recherchait un bouquin dans un rayon du haut, elle a poussé un cri, parce qu’elle venait de faire basculer une pile de livres et que celle-ci oscillait sans qu’elle parvienne à la stabiliser. Silbarn qui se trouvait à côté s’est précipité. C’est au moment où il a levé les bras que je me suis rendu compte qu’il portait un Luger dans une gaine de cuir. Drôle de trousse pour un médecin, vous ne trouvez pas ?

En épluchant une pêche aussi grosse qu’une boule d’escalier, je projette un petit coup fourré. Je me mets à parler d’un espion que j’ai arrêté l’an dernier à Lille et qui a passé à la casserole la semaine précédente.

— Une vraie gueule de tueur, dis-je, du reste j’ai encore sa photo sur moi.

Je sors la photo de mon oncle Ferdinand, que je promène dans un petit carnet et qui m’a déjà rendu pas mal de services, et je la présente à Mme Nertex, assise à ma gauche. La photographie fait le tour et me revient, il ne me reste qu’à la montrer à Silbarn. À ce moment-là, l’image me glisse des doigts et tombe dans le jus de ma pêche. Je m’excuse et l’essuie avec ma serviette, ceci pour effacer toutes les empreintes qui s’y trouvent déjà. Après quoi je la tends au toubib.

Quand il me la rend, je la remets précautionneusement dans mon carnet.

Après le dessert, nous passons au fumoir. Je ne sais comment je fais mon compte, mais je renverse ma tasse de café sur mon pantalon.

— Décidément, je suis un fichu maladroit ! m’exclamé-je.

Je demande la permission d’aller réparer les dégâts aux lavabos.

Si vous n’êtes pas une bande de pégreleux, vous avez déjà pigé que mes faux mouvements font partie d’un plan d’action préétabli. Dès que je suis isolé, j’examine la photo et la compare à la série d’empreintes photographiques que j’ai ramenées de Marseille.

Un beau sourire fend ma poire en deux.

Cette fois, ça y est, je tiens mon fameux zigoto : l’homme qui ordonne de me descendre et qui prend mon lit pour un terrain stratégique.

À nous deux, docteur Silbarn !

*

Un petit enfant qui vient d’obtenir la croix n’a pas l’air plus innocent que moi, au moment où je reviens au salon. Je me montre gai et enjoué. Je raconte un tas de blagues qui font rire mes hôtes jusqu’aux larmes. J’ai l’intense satisfaction de me laisser offrir une nouvelle fine Napoléon. Quel nectar !

Mon copain Silbarn boit modérément. Il est le premier à rire de mes saillies. Je le contemple d’un œil amical en rêvant à ce que je lui ferais si nous étions enfermés dans une cabine téléphonique. Croyez-moi, ce coco-là est un malin. Vous auriez plus vite fait de fendre en deux une enclume avec un marteau de caoutchouc que de surprendre sur son visage un reflet de ses pensées intimes.

Enfin, un adversaire à ma mesure !

Lorsque je prends congé, nous nous congratulons, lui et moi. Il me dit que je suis un conteur impayable et qu’il est de plus en plus ravi de m’avoir connu. Je lui réponds que pour moi c’est du kif au carré. Deux serpents qui se diraient des choses d’amour n’auraient pas l’air moins sournois. Julia me propose de me raccompagner en bagnole, et j’accepte.

Cette petite course nocturne me séduit. D’abord parce que ce n’est pas déplaisant de faire découvrir la Grande Ourse à Julia, ensuite parce que je vais avoir besoin d’elle pour posséder le faux Amerlock.

Nous filons bon train, les cheveux au vent. Ah ! ce que c’est bon de rouler le long de cette côte divine ! Les mimosas sentent bon, les palmiers frissonnent. La mer palpite sous le ciel de nuit.

— C’est épatant, dis-je à Julia… Je voudrais que ma vie se fixe à jamais sur cet instant.

— Ça ne dépend que de vous, Tony.

— Ah oui ?

— Pardi… Si, à votre prochaine paie, vous alliez acheter deux anneaux chez un bijoutier ?

Je la regarde.

— Non, sérieusement, Juju, ça vous botterait que nous jouions à papa-maman ?

— Oh ! Tony, vous le savez bien que vous êtes l’homme le plus extraordinaire du monde. Toutes les femmes doivent être dingues pour vous…

Je lui fais signe d’arrêter son bâtiment. Elle obéit.

— Vous voyez, dit-elle, j’ai les qualités nécessaires à une épouse.

Voilà des mots qui me font froncer les sourcils. Comme je suis bien embêté pour répondre, je trouve plus commode de lui prendre la tête dans mes mains et de me rendre compte si elle emploie du Rouge Baiser.

Dès que nous nous reculons pour reprendre notre respiration, je commence à lui exposer mes vues complètes sur le gang des espions.

— Où avez-vous connu Silbarn ?

— Il s’est mis en rapport avec papa, au sujet d’une lotion capillaire : le Lacpène…

— Vous y croyez, vous ?

— À la lotion ?

— Non, au docteur.

Elle me regarde et paraît écouter un discours en papou.

— Pourquoi ? finit-elle par questionner.

— Parce que votre Américain ne connaît pas l’Amérique ; parce qu’il n’est pas né de l’autre côté de l’Atlantique, mais de l’autre côté du Rhin ; parce que c’est un des chefs du service d’espionnage que je m’emploie à détruire depuis huit jours…

— Vous êtes fou !

— Oh que non !

Je lui relate par le menu les indices et les preuves que j’ai accumulés, à l’appui de mes dires.

La pauvre mignonne est bouleversée.

— Mais c’est horrible ! s’écrie-t-elle. Il faut prévenir la police. Cet individu ne doit pas demeurer une seconde de plus sous notre toit… Grand Dieu… par quel hasard ou quel maléfice sommes-nous mêlés à cette horrible histoire ?

Je la calme de mon mieux.

— Ne vous cassez pas le dôme, Juju. Tout se tient dans l’existence. Vous avez, fortuitement, connu la bande de Marseille, ça a donné l’idée à ces foies blancs de vous utiliser et d’utiliser votre famille. Votre père occupe une situation importante. Or ces gens-là sont traqués en France, ils ont besoin de garanties, de hautes relations, n’est-ce pas ?

Elle médite un moment en tapotant son volant.

— Mais c’est affreux, Tony, si ce sale bonhomme attentait encore à votre vie ?

— Pas de danger, il sera arrêté demain. J’ai sur moi assez de preuves pour l’envoyer contre un morceau de bois planté en terre d’ici très peu de temps.

— Et s’il se livrait à un nouvel attentat cette nuit ?

— Tout est prévu, mon amour. J’ai demandé au gérant de l’hôtel qu’il me donne, en douce, la chambre située en face de la mienne. De cette façon, rien à craindre.

— Tout de même, dear, faites attention.

— Soyez sans inquiétude.

Elle me conduit devant le hall de l’hôtel. Je lui fais d’ultimes recommandations.

— Surtout, ne prévenez pas vos parents. Il ne faut pas que Silbarn ait des soupçons. J’irai le cueillir demain à midi avec quelques flics niçois. J’ai vu qu’il était armé, aussi procéderai-je en douceur. Cependant, j’aimerais que vous sortiez, ainsi que votre mère, au moment de l’arrestation.

Nous nous faisons cadeau d’un dernier baiser.