La vie n’est pas toujours drôle
Avant de monter dans ma chambre, je vais au bar et je demande au portier de nuit de me faire servir deux cafés filtres carabinés. Je juge opportun de me doper un peu, car je tiens à ne pas m’endormir cette nuit. Puis je m’introduis dans l’ascenseur et j’appuie sur le bouton du deuxième. Une fois dans le couloir, je m’arrête pour réfléchir. À partir de maintenant, mes faits et gestes vont être lourds de conséquences, je le pressens. Un faux pas et je pourrais bien me trouver dans un des tiroirs de la morgue, lorsque le soleil se lèvera demain matin. Si dans mon plan j’ai commis une erreur de jugement, ma peau ne vaut pas plus cher qu’une paire de bretelles usées au marché aux puces. Donc, attention ! Descente rapide, tournant dangereux, prenez garde aux enfants, don de Michelin, merci !
Je me décide et j’entre dans la chambre que j’occupais la nuit dernière. Qui ne risque rien n’a rien.
C’est Félicie qui me le disait lorsque j’étais lardon ; mais quand elle a vu qu’en grandissant je prenais cette maxime à la lettre, elle m’a prêché la modération.
Je n’allume pas. J’enlève une couverture au lit et je m’installe dans le fauteuil, après l’avoir traîné dans un angle de la pièce. Je vais attendre ici les événements. Je m’enveloppe les pieds dans la couvrante, je sors mon pétard, je relève le cran de sûreté ; de cette façon, je me sens moins seul.
Moi, je n’aime pas veiller de cette manière. Ça n’a rien de folichon d’attendre, dans le noir, quelqu’un qui ne viendra peut-être pas ; ou quelque chose qui ne se produira peut-être pas. Dire qu’il y a des zouaves qui sont veilleurs de nuit et qui se font tartir toutes les nuits dans une usine vide. Il me semble qu’à leur place je deviendrais sinoque au bout de huit jours, ou plutôt de huit nuits.
Lentement, les derniers locataires de l’hôtel regagnent leurs lits. Les bruits d’une crèche comme celle-ci, c’est comme un monstrueux concert. On entend des gargouillements de flotte, des gémissements de sommiers, des ronflements, des heurts de godasses, des toux.
Je m’assoupis. Mais d’une façon particulière, c’est-à-dire que je conserve une étrange lucidité. Je connais ces états de demi-veille, ça n’est pas la première fois que je joue au chat embusqué devant le trou du rat.
Il va se produire quelque chose cette nuit. J’ai une sorte de sixième sens infaillible. Je me dédouble. Mon ectoplasme doit faire les cent pas dans le couloir. Demain, si tout s’est bien passé, je le prendrai par le bras et je l’inviterai à boire un pastis.
À qui sait rêver, les heures sont douces…
Pour rêver, je rêve. Je me vois dans la nacelle d’un ballon captif. Le ballon flotte au-dessus d’un paysage enchanteur. D’en haut, je renifle un parfum de lis épatant. Mais voilà que je me mets à fumer une interminable cigarette qui s’allonge à mesure que je la fume. J’ai beau essayer de m’en débarrasser, cette cigarette continue sa croissance. Bientôt elle atteint le ballon. Ça grésille au-dessus de ma tête. Et puis, pan ! L’enveloppe du ballon éclate.
Je me dresse, le pistolet au poing.
Mon rêve sombre brusquement dans la réalité. Mon ouïe est certaine d’avoir perçu une explosion. Oh ! je suis le seul à avoir identifié ce bruit feutré comme étant une explosion. Je me précipite à la porte et je l’ouvre. Le couloir est désert. La porte d’en face close. Je m’approche d’elle à pas de loup et colle mon œil au trou de la serrure. Une fumée âcre glisse sous le panneau de la porte. J’ouvre celle-ci lentement et la pousse brusquement avec le pied. Deux coups de feu claquent. Si j’avais été dans l’encadrement, vous pouviez me commander une bath couronne de perles. Je m’accroupis et glisse un regard à l’intérieur. La chambre est envahie par la fumée. Une forme masquée circule là-dedans comme sur la place de la Concorde. Le visiteur nocturne a dû ouvrir ma porte en douce et balancer une grenade asphyxiante dans la pièce. Comme il s’était muni d’un masque, il est entré pour se rendre compte des résultats obtenus.
Je pousse un soupir. Le moment est venu de baisser le rideau sur cette enquête.
— Allons, Julia, dis-je d’une voix calme, jette ton feu et cesse de te conduire comme une crétine.
En guise de réponse, une balle va se planter dans la porte d’en face ; elle a bien failli accomplir ce petit voyage via ma poitrine.
Tout l’hôtel est en effervescence.
— Tu es cuite, Juju, ça n’est pas la peine de jouer à Trafalgar.
J’entends une injure étouffée par le masque.
Ma tête commence à s’emplir de fumée. Si je reste encore cinq minutes ici, le gaz va m’avoir.
— Écoute, insisté-je, je te donne trois secondes pour te rendre. Sinon, tu sortiras d’ici les pieds en avant.
Une nouvelle balle fait voler un morceau du montant de bois.
Je soupire encore. Un soupir qui éteindrait toutes les chandelles de Saint-Pierre de Rome, un jour de canonisation.
J’empoigne mon pétard et, malgré la fumée, je vise la silhouette. Je presse la détente. Tant pis pour la môme Julia…
Vous parlez si la vie est bête…
*
Favelli est venu me voir à la clinique où je me remets de mon intoxication. Il est accompagné de Baudron. Mes deux collègues se sont mis sur leur trente et un et m’ont apporté une bouteille de Lanson.
— Racontez-nous tout, supplie Baudron, avec la lippe d’un gamin gourmand.
— C’est très simple. Je me suis douté, dès le premier soir, que Julia était quelqu’un de très important dans la bande. En fait, c’était elle le grand patron, vous le savez ? Il s’agissait de Martha Gregeer, plus connue de nos services sous le matricule X 347.
— Vous l’aviez identifiée dès le début ?
— Identifiée ? Non… J’ai simplement compris le rôle qu’elle jouait. Suivez mon raisonnement : premièrement, elle seule avait pu entendre la fin de ma conversation avec le Chinois. Elle a téléphoné à Silbarn qui dirigeait le Colorado, et celui-ci a averti Batavia. Il était impossible que les choses se soient passées autrement, souvenez-vous que Batavia a quitté le bar longtemps avant moi. Comment aurait-il su que j’avais rendez-vous avec le Chinois après la fin du service de celui-ci puisque, lorsque j’ai téléphoné à Baudron, je ne lui ai pas parlé de mes intentions ?
« Deuxièmement, elle seule savait vraiment ce qu’était devenu Batavia après son arrestation et elle a pu prévenir ses complices car elle est sortie de l’hôtel où je l’avais emmenée, cette même nuit, sous prétexte d’aller chercher de la gaze pour ma blessure.
« Troisièmement, elle seule savait que j’avais l’intention de rendre visite au jardinier. C’est pourquoi le pauvre diable a été descendu.
« Elle a cru m’avoir tout le long, mais c’est moi qui la possédais et comment ! La preuve décisive a été fournie hier au soir. J’ai feint de me confier à elle. Je lui ai dit que j’avais découvert l’identité véritable de Silbarn et que je l’arrêterais le lendemain. Il fallait qu’elle se débarrasse de moi à tout prix. C’est alors que je lui ai appris mon changement de chambre à l’hôtel. En réalité, j’ai attendu dans celle que j’occupais auparavant. Si elle s’était méfiée, j’étais bon comme la romaine.
— Dites donc, San Antonio, me demande Favelli, vous avez été sérieusement intoxiqué. Pourquoi n’avez-vous pas tiré tout de suite ?…
J’hésite… Je hausse les épaules…
— J’espérais qu’elle se rendrait…
— Vous faites du sentiment ?
— Quelquefois.
— En tout cas, dit Baudron, vous ne l’avez pas manquée : en plein cœur.
— Oui, dis-je tristement, nos relations ont commencé par le cœur et ont fini de même… Heureusement qu’avant de tomber dans les pommes j’ai pu donner à la police les indications nécessaires… Sans cela les Nertex nous échappaient ainsi que Silbarn.
Favelli me regarde.
— Mon cher, vous êtes l’homme le plus casse-cou que je connaisse. Ça vous a réussi jusqu’à présent, mais prenez garde…
— Bast, il faut bien faire une fin !
*
Je bâille et soupire alternativement. Entre nous, je peux vous confier que je me sens désorienté, et vide comme la bouteille de champ que m’ont apportée mes collègues.
Mais laissez-moi me reposer quelque temps. Ensuite, je regagnerai Neuilly et je dirai à Félicie de me confectionner des rognons au madère, because c’est là mon aliment favori.
On a beau être un terrible, un as du contre-espionnage, un avaleur de balles, il y a des moments où l’on a envie de se faire dorloter. Aussi, tout San Antonio que je suis, je me dis comme ça qu’il me faudra pas mal de séances dans les permanents des boulevards pour que j’arrive à oublier la môme Julia.
Pourquoi une sirène pareille va-t-elle se faire espionne ; vous pouvez me le dire ?…
Quand je pense à ses cheveux dorés, à ses yeux limpides, à son sourire d’archange, je deviens tout bizarre. Je m’entortille dans du papier de soie. Je joue à Roméo. Je suis prêt à relire Musset, Lamartine et tous les mecs qui ont écrit des chouettes trucs sur l’amour, simplement parce que des poupées ont pris leur tirelire pour une demi-livre de pâté de foie.
Ça doit venir de ma faiblesse du moment…
Un de ces quatre, je vais remplacer la balle qui manque dans mon magasin de quincaillerie, et je vais me remettre au boulot.
Et plus il y aura de la casse, plus ce sera drôle.