VOILÀ LE TRAVAIL !

CHAPITRE PREMIER

La belle vie

Est-ce que ça vous est arrivé, à vous, de vous réveiller un matin, avec la sensation d’être heureux, vraiment heureux, et avec la certitude de pouvoir vous balader à travers le monde, comme dans votre appartement ?

Sinon, vous ne savez pas ce que c’est que la volupté authentique et vous pouvez toujours essayer de fumer de l’opium ou d’embaucher des belles de nuit pour vous distraire.

Ce matin-là, je me sens reposé et neuf. Voilà deux jours que l’affaire est terminée.

Je suis en vacances, c’est-à-dire que j’ai reçu un mandat et un télégramme de félicitation m’accordant un repos illimité, mais je ne me leurre pas ; illimité chez les chefs, ça ne va jamais au-delà de huit à dix jours. Avouez que huit jours sur la Côte c’est toujours bon à prendre. Parce que, je réalise mon rêve : je vais à Nice. J’ai écrit à ma vieille Félicie une longue lettre dans laquelle je lui dis que je compte tirer une petite bordée et où je lui joins une recette pour la bouillabaisse.

Donc je suis à jour.

Le gang d’espionnage est anéanti. Les survivants se sont mis à table et ont donné tous les détails sur l’organisation. Je peux vous éclairer : Früger était le chef de réseau. Il dirigeait tout le secteur de la côte. Le gang était chargé des indications maritimes et correspondait avec un comité situé en Espagne. Grâce à Elsa et à ses copains, nous obtenons l’adresse de vagues comparses.

J’ai réussi là le plus beau coup de filet de ma vie. Les journaux titrent sur quatre colonnes…

La vie est belle.

*

Je me suis offert un petit mâchon au wagon-restaurant. Dans ces popotes-là, la cuisine n’est jamais fameuse, mais il y a toujours des boissons à la hauteur. Chaque fois que je mange chez Cook, je ne manque pas de me laisser verser un double Martini et un double cognac.

Comme je vais au dernier service, je ne quitte pas la voiture restaurant après le repas. Je commande un deuxième café filtre et je le déguste en regardant la mer qui pétille sous le soleil. Je chasse de ma pensée la série d’aventures que je viens de traverser. Mais cette affaire est aussi tenace qu’une mouche à viande et elle me harcèle sans trêve.

À un certain moment, je sursaute. Le garçon croit que je l’appelle et se précipite.

— Monsieur désire quelque chose ?

Ce que je désire, c’est un bureau de poste, mais comme le serveur ne peut pas, malgré son désir de me satisfaire, m’en apporter sur un plateau, je le congédie d’un signe de tête.

Je viens de me rappeler que Favelli n’a pas communiqué les résultats de l’expertise que je lui avais demandé de pratiquer sur l’appareil téléphonique. Vous allez m’objecter que la chose importe peu puisque toute la bande est liquidée, mais je suis un scrupuleux dans mon genre et je n’aime pas laisser des portes ouvertes derrière moi. Vous saisissez mon tempérament ?

En tout cas, il s’agit là d’une question bénigne, qu’un coup de téléphone, en arrivant à Nice, me permettra de liquider.

À trois heures de l’après-midi, je déambule sur la promenade des Anglais. Je ne me presse pas. Il y a des moments où on aime se baguenauder sans penser à rien. Je savoure l’odeur du large, la senteur des mimosas et je me sens devenir poète. Que voulez-vous faire de mieux à trois heures de l’après-midi à Nice ?

Enfin, je pénètre dans un grand établissement où il y a de la musique. Je commande un jus d’ananas comme une petite fille et je dis au gérant de me demander la Sûreté de Marseille.

L’orchestre de cette brasserie est excellent. Il y tâte particulièrement pour les sambas. Et la samba, moi, j’aime ça, parce que ça vous tient éveillé. Après la samba, les musiciens attaquent un blues, ensuite une valse anglaise qui me fait bâiller. À ce moment, le gérant vient me dire à l’oreille que j’ai Marseille.

Par chance, Favelli vient précisément d’arriver à son bureau. Je me fais connaître, lui pose la question qui me turlupine. Aussitôt il s’exclame que je suis un type qui, avec beaucoup d’autres choses, a de la suite dans les idées. Il m’apprend que les empreintes relevées sur l’appareil m’appartiennent, mais qu’il y en a une autre série par-dessus et que cette dernière ne correspond à aucune de sa collection.

Je lui conseille de vérifier illico si le propriétaire de ces fameuses empreintes ne se trouve pas parmi les membres du gang qui sont répartis soit à la morgue, soit au dépôt. Je lui explique que dans le cas contraire, cela indiquerait qu’un personnage important n’a pas été mis hors d’état de nuire.

Il m’assure qu’il va mettre un de ses hommes là-dessus et que, d’ici une paire d’heures, il sera en mesure de me communiquer sa réponse. Il me demande à quelle adresse il doit le faire.

Je réfléchis et lui propose de m’envoyer un télégramme à l’hôtel Bellevue.

C’est d’accord.

Je raccroche et retourne dans la salle. Sous l’estrade des musiciens se trouve une petite piste de danse, où quelques couples légèrement vêtus s’entortillent dans un slow plus sucré qu’un bocal de miel. Ces gens-là ont de la chance de pouvoir danser avec une chaleur pareille. Je leur jette un regard d’admiration.

Et je sens que mon visage s’illumine comme on dit dans les bouquins. Moi, je n’ai jamais vu des visages s’illuminer mais je trouve l’expression intéressante.

Devinez qui est en train d’évoluer là-bas ? La môme Julia. Mon cœur se met à cogner ferme. On dirait qu’il veut s’évader de ma poitrine pour galoper vers Julia. Ma sirène blonde danse avec un bonhomme qui a été fabriqué avec du buvard mâché. Ce gars-là doit être anglais ou quelque chose dans ce genre. Il porte un pantalon à carreaux et un sweater blanc sur une chemise jaune citron. Sa figure est ramollie comme celle d’une poupée de cire qu’on aurait oubliée sur un radiateur électrique. J’ai l’impression que, lorsqu’il bâille, ses dents doivent en profiter pour filer en douce. Où donc Julia a-t-elle été pêcher ce vieux têtard ?

J’attends que la danse soit achevée, et que le couple qui m’intéresse ait regagné sa table. Alors je quitte ma place et je m’approche, le sourire aux lèvres.

— Alors, Juju ! comment va cette chère petite santé ?

Elle sursaute.

— Tonio ! Non, pas possible ?

— Ne vous avais-je pas promis ma visite pour un de ces quatre ? Eh bien, le jour de gloire est arrivé.

— Ce que vous êtes amour ! Asseyez-vous et permettez-moi de vous présenter au docteur Silbarn, de Chicago.

Elle se tourne vers son fossile.

— Le fameux commissaire San Antonio.

Le spectre me tend la main et je me dépêche de la lui serrer avant qu’elle ne soit complètement desséchée.