Du drôle de monde

J’attends Gênes. Dans le lointain, les lumières du port scintillent comme la Voie lactée au mois de juillet. Je m’habille et empoigne ma valise. Il s’agit de filer sur la pointe des pieds si je ne veux pas que les carabiniers me cueillent au virage. Je n’oublie pas que je suis dans un bled étranger et que mon insigne ne contenterait pas la police italienne si celle-ci prenait la fantaisie de m’arrêter pour le meurtre de Tacaba. Si jamais un garçon de wagon ou un contrôleur découvrait le corps du gangster, je ne doute pas que les recherches s’orienteraient illico sur le gars San Antonio. Et, pour ne rien vous cacher, je ne me soucie pas de moisir plusieurs jours dans les geôles ritales ; surtout que le temps presse.

Profitant de l’absence momentanée de mon convoyeur, je change de wagon et remonte le train. Nous traversons un long tunnel et nous débouchons sur Gênes. À peine le train est-il entré en gare que je saute sur le quai et me fonds dans la foule.

J’ai changé mes batteries. Au lieu de me taper le train, je vais pioncer gentiment dans une albergo potable et je prendrai l’avion pour Rome demain matin.

*

Le lendemain, rasé de frais et la bouche en cœur, je fais mon entrée chez le chef italien de la surveillance du territoire.

C’est un vieux monsieur très bien qui ressemble au comte Sforza. Il n’a pas plus de tifs qu’un petit pain au lait, mais en revanche, il porte une moustache et un bouc blanc. Son regard est intelligent, il a de belles manières et je sens qu’il est francophile, rien qu’à la façon dont il me regarde.

Je lui colle sous le nez ma lettre d’introduction. Il la parcourt superficiellement.

— Jé sais, me dit-il, jé reçu oun câblé dé Paris.

Il tire sa barbichette comme pour se rendre compte si on ne lui en a pas ajusté une fausse pendant qu’il roupillait.

— Affaire péniblé, ajoute-t-il.

Tu parles ! D’après le peu qu’on m’en a dit, la nation qui héritera de l’invention aura un drôle d’atout en cas de bigornage général.

Je l’affranchis sur mes démêlés avec Tacaba.

— Si vous entendez dire, conclus-je, qu’on a trouvé un cadavre dans le Torino-Roma, ne le collez pas aux objets perdus : il est à moi.

Le chef sourit.

— Ah ! ces Français ! murmure-t-il avec tendresse.

Je lui coupe net l’enthousiasme.

— D’ac, fais-je, ils remplacent la margarine, mais encore faut-il qu’ils retroussent leurs manches. Je crois que j’arrive juste à temps. Les zèbres que je poursuis n’ont pas encore dû négocier leur larcin, car ils se seraient battu l’œil que je rapplique et n’auraient pas expédié le Mexicain à ma rencontre.

— En effet.

— Tout le jeu consiste à intervenir brutalement. Pour l’instant, ils ne savent pas encore ce qui est arrivé à leur gorille de service, je peux donc espérer les surprendre. Avez-vous une indication quelconque ?

— Attendez ouné séconde.

Le barbu décroche son téléphone et se met à parler ; il semble excité, j’ai dû le doper avec mes façons brusques.

Il rajuste l’écouteur et recommence à tripoter son bouc ; il a l’air d’y tenir, à sa barbouze. Je parie que la nuit il se l’enveloppe dans du papier de soie.

Je tire une cigarette de ma poche et l’allume. Mon interlocuteur ne parle pas et ce n’est pas moi qui risque de l’ouvrir. Quand un bonhomme comme le père la barbiche réfléchit avant de discuter, c’est qu’il ne va certainement pas vous raconter la dernière de Marius et Olive. Probable qu’il est en train de cataloguer ses pensées et de les aligner par paquets de dix dans sa centrale.

Lorsque je suis parvenu à la moitié de ma cigarette, le comte Sforza se réveille.

— Oun hommé va vénir, déclare-t-il, c’est notre plous importanté indicator. Oun garçon qu’il est extrêmament précioux, il connaisse à fond les milieux interlopes di Roma, et même les autres. Il a la mano mise sour toutes les casa closes dé la ville. Jé né m’adresse à lui que dans les grandés occasionnes. J’espère qu’il vous sera d’oun bonne outilité.

— Je l’espère aussi, rétorqué-je, because, jusqu’ici, j’ai ballepeau comme résultat.

Il me pose quelques questions sur la vie à Paris et me demande s’il y a toujours de belles mousmés à Tabarin.

Je le rassure et lui affirme qu’il peut encore retenir son bifton pour la Ville Lumière s’il veut se faire rigoler, étant donné que ce ne sont pas les petits lots qui manquent entre Montparnasse et le Sacré-Cœur.

— Faité-moi lé plaisir dé vénir dîner ce soir chez moi, propose-t-il.

Ça part d’un bon naturel, mais je refuse son invitation.

— Ce soir, lui dis-je, p’tête ben que je serai dans un des tiroirs de la morgue. Si je n’y suis pas, il y a des chances pour que je songe à autre chose qu’à dîner dans le monde. Si vous voulez bien, on reparlera de ça dans quelques jours.

Il s’incline courtoisement.

— Comme il vous plaira.

Il y a déjà un gentil tas de mégots dans le cendrier lorsqu’un agent en uniforme introduit le type que nous attendons.

Ce gigolo a l’aspect d’un chef d’orchestre cubain. Il est grand comme un général, maigre comme un ouvre-boîte, brun comme le négus. Il a des mirettes luisantes et des dents de carnassier aussi blanches que sur les réclames de pâte dentifrice. Sûr et certain que ce type-là n’a pas de mouron à se faire pour dégringoler les pépées les mieux fournies en rotondités ; il doit renouveler son bétail avec une extrême facilité.

Le chef lui tend la main. Il témoigne à l’arrivant une cordialité qui n’est pas dépourvue d’une certaine considération.

Puis, se tournant vers moi :

— Jé vous présenté Luigi Sorrenti. Le commissaire San Antonio des services secrets français, complète-t-il à l’intention de son auxiliaire secret.

J’en tends cinq à Sorrenti. Je découvre qu’il a les mains froides, ce qui est signe de fermeté. J’ai dans l’idée que ce Rital ne doit pas être d’un maniement facile.

— Enchanté, déclare-t-il en un français impeccable.

— Vous pouvez exposer votré affaire au signor Sorrenti, conseille le chef.

Qu’est-ce que je risque ? Par le menu, je fais à notre interlocuteur l’historique de l’affaire. Il m’écoute calmement, se contentant de hocher la tête pour montrer qu’il suit parfaitement mes explications.

— Vous pigez, dis-je pour finir, je suis coupé de la bande, je ne connais pas Rome. Ce dont j’ai besoin, c’est d’une piste, aussi fragile soit-elle, d’un point de départ logique en somme.

— Évidemment, admet-il, je ne voudrais pas vous faire une fausse joie, mais je crois pouvoir vous dire que je connais ou plutôt connaissais Tacaba. J’avais, la semaine passée, repéré un type correspondant au portrait que vous venez de brosser.

Il ajoute quelques détails signalétiques.

Je m’exclame :

— Pas d’erreur, c’est lui !

— Parfait, cet homme fréquentait un café situé dans une petite rue, près de la place Victor-Emmanuel-II. Il a rossé un consommateur, pour je ne sais quelle raison : querelle d’ivrogne ; j’y étais, il a retenu mon attention parce qu’il s’est esquivé malgré qu’il ait le dessus, dès que le patron a parlé d’appeler la police.

Je sors un carnet de ma poche.

— Voulez-vous me noter l’adresse du bistrot…

Il s’exécute de bonne grâce.

— C’est tout ce que vous pouvez me refiler comme tuyau ?

— Oui. Je vous donne mon adresse au cas où vous auriez besoin de moi.

— All right. Vous ne connaissez pas une certaine beauté du nom d’Else ?

— Comment dites-vous ?

— Else.

Il a un geste d’impuissance.

— Non, je regrette, c’est un prénom anglais, ça ?

— Plutôt scandinave… mais ça ne veut rien signifier.

Je me lève et dis au chef de la police :

— Vous seriez bon de faire photographier le visage de Tacaba. Dites aux spécialistes qu’ils le prennent les yeux ouverts et qu’ils le réparent un peu de façon à ce que ça ressemble à une photo d’identité.

— Entendou.

Le comte Sforza me fait signe de patienter. Il ouvre un tiroir de son bureau et en tire un bristol couvert de tampons sur lequel il écrit quelque chose.

— Tenez, dit-il en me le tendant, avequé ça vous pourrez obtenir dé n’importé quel service dé police touté l’aide que séra nécessaire. Où faudra-t-il vous faire porter les photos ?

Je me tourne vers Sorrenti.

— Vous avez un hôtel pépère à m’indiquer ?

Il réfléchit.

— Allez à l’Imperator de ma part.

— Merci.

Je sors des locaux de la police en sifflotant La Marche turque, ce qui, chez moi, est un signe d’évidente satisfaction.

*

À deux heures de l’après-midi, je me mets en campagne. Je viens de croquer une timbale de macaroni rudement fameux ; de quoi s’embaucher dans une usine de pâtes alimentaires jusqu’au Jugement dernier. Et je me sens d’attaque.

Moi, rien qu’à la pensée qu’il y a dans la Ville Éternelle une tripotée de zouaves qui rêvent de se faire une descente de lit avec ma peau, je me sens fringant comme une pouliche à qui on aurait fait boire du champagne. Je passe à mon hôtel et j’ai la satisfaction d’y trouver la photo de Tacaba. Je dois reconnaître que le photographe possède à fond son métier, car il a su donner au visage du gorille ce qui, avec la beauté, lui fait présentement le plus défaut : la vie. J’enfouis l’image dans mon portefeuille et je me donne le signal du départ. Direction ? La place Victor-Emmanuel-II.

Je ne me caille pas trop le sang pour dénicher le café où Luigi prétend avoir aperçu Tacaba. C’est un petit coin d’apparence honnête. Imaginez une grande salle tapissée de rouge, à l’entrée de laquelle pend un rideau de perles. Il n’y a personne à ces heures, excepté le patron, une espèce d’hippopotame plus gras qu’une soupe au fromage et qui dort sur son ventre comme sur un édredon.

J’ai beau tousser, il ne se réveille pas ; il doit avoir des aptitudes solides pour la sieste.

Je me décide à crier un bon coup.

— Hep ! signore !

Mais il ne bronche pas. Je m’apprête à le héler à nouveau, lorsque j’aperçois quelque chose qui dépasse de sa veste, en haut du dos. Ce quelque chose n’est autre que le manche d’un poignard. Je touche le front du bistroquet, il est froid comme une glace à la vanille. Je pousse le juron le plus volumineux qu’on a jamais balancé à cinq cents mètres du Vatican. Si je tenais le crocodile galeux qui a délivré au gros homme une carte d’abonnement pour le purgatoire, je crois que je lui cognerais dessus jusqu’à ce qu’à côté de lui une limande paraisse plus épaisse qu’un canot pneumatique.

Je passe dans l’arrière-salle : personne.

Le mieux est de prévenir la police, mais il me vient une autre idée. Je sors sur le trottoir et je fais signe à un sciuscia. Le gamin se précipite sur moi. Réunissant tout ce que je possède d’italien, j’essaie de lui expliquer ce que j’attends de lui. Néanmoins, quoiqu’il me semble assez déluré, il ne comprend rien à mon charabia. Tout à coup le gosse a une idée de génie :

— Do you speak English ? me demande-t-il.

Comme je parle l’anglais à la perfection, je me fends la bouille.

— O.K.

Je tends une carte de visite au lardon. J’y ai inscrit l’adresse de Luigi Sorrenti, accompagnée de cette simple phrase : « Venez presto au café que vous m’avez indiqué ce matin. »

Puis je tire un billet de cent lires, je le partage en deux et tends une moitié au sciuscia en lui expliquant que l’autre moitié lui appartiendra lorsque la course sera faite. J’ai appris à être méfiant.

En attendant l’arrivée de Sorrenti, je débouche une bouteille de Martini, malgré que ce ne soit pas précisément l’heure de l’apéritif, et je m’asperge le tube digestif. Je me dis que mon enquête n’a pas encore commencé et qu’il y a déjà trois cadavres à mettre au frais. Quand je vous disais que partout où je passe le monde se transforme en cimetière !

Tout de même, ça me paraît étrange qu’on ait buté le patron de ce café. En effet Sorrenti, seul, savait qu’il pouvait m’être utile, mais il serait ridicule d’en déduire qu’il est pour quelque chose dans cet assassinat car personne ne le forçait à me signaler l’incident de la bagarre dans cet établissement. Non, pour une fois, je crois à une coïncidence. Ce n’est pas à cause de moi, pour éviter qu’il parle, qu’on a expédié le cabaretier au pays des fantômes, mais pour d’autres motifs. Je retourne dans l’arrière-salle et je me mets en devoir de perquisitionner. Je découvre un pistolet dans une boîte à sel, et je me marre en songeant qu’en guise d’assaisonnement, ça se pose un peu là. Excepté cette arme, je ne trouve rien de louche. Je m’apprête à abandonner mes recherches lorsque j’entends un bruit de pas dans le bistrot. Je jette un coup d’œil et, pardon, qu’est-ce que je vois ! La môme la plus ravissante qui se soit jamais baguenaudée sous le soleil d’Italie. Elle est mince, bien moulée et porte une jupe blanche et un sweater cyclamen. Ses cheveux blonds lui tombent jusqu’au milieu du dos.

Elle ne regarde même pas le fameux dormeur. Elle se dirige vers le comptoir d’un air déterminé et ouvre le tiroir-caisse. Je m’aperçois très vite que ce n’est pas le pognon qui l’intéresse car elle le sort à poignées et le balance à ses pieds. Elle extrait une petite boîte en fer et s’apprête à l’ouvrir. Comme le contenu de ladite boîte m’intéresse également — je suis curieux de nature — je décide d’intervenir.

— Hello, beauté, si c’est du feu que vous cherchez, j’ai des allumettes.

Elle sursaute et se retourne comme si un marchand de charbon avait voulu constater que ce qu’elle charrie dans son corsage n’est pas factice.

— Qui êtes-vous ? questionne-t-elle.

— Écoutez, ma merveille, peut-être bien que je suis le roi de Yougoslavie et peut-être bien aussi que je suis un gars de Belleville, ça n’a pas grande importance, ce qui importe, c’est qui vous êtes, vous, et ce que vous venez fiche derrière le comptoir de feu ce brave homme.

Elle ne répond rien. Cette gamine possède des yeux pervenche et elle s’en sert pour admirer mon anatomie. Elle me regarde avec avidité comme si elle voulait pouvoir se souvenir de plus petit grain de beauté qui enrichit mon visage intelligent.

— C’est entendu, lui dis-je, je ressemble à Jean Gabin, mais ça n’est pas une raison pour me dévorer de cette façon. Vous savez, je ne suis pas un type tellement comestible au fond.

Elle ne répond toujours rien. Nous demeurons chacun d’un côté du comptoir à nous observer. Le silence est tel qu’on entendait sauter un bouton de jarretelle dans un cinéma.

Soudain, il se produit quelque chose et j’avoue que j’en reste baba : trois coups de feu claquent, bien posément, pour qu’on ait le temps de les compter. La mômette blonde a biché un canon, je ne sais pas où, et elle me distribue sa quincaillerie à travers le comptoir avec un beau sang-froid. Ses yeux ne cillent pas. Elle a l’air absolument ravie. Pour être franc, je n’ai jamais rencontré une gnère comme celle-là. Est-ce que ça vous est arrivé à vous d’utiliser une fraction de seconde pour envisager une situation et prendre une décision ? Moi, je n’en suis pas à mon coup d’essai, pourtant, je l’avoue, jamais je n’ai été aussi rapide que cette fois. Ce qui me vient subito à la pensée c’est la remarque suivante : comment se fait-il que les balles de la sirène blonde ne m’atteignent pas ? D’après un rapide calcul de balistique, j’aurais dû les prendre dans l’estomac. Je trouve aussitôt l’explication du mystère : entre le comptoir et moi se trouve le décujus. D’où elle se tient, la môme ne se rend pas compte de la position exacte du cadavre, heureusement pour le bide de San Antonio, si bien que les trois balles ont été interceptées par le bistroquet qui, décidément, est de plus en plus mort. Si j’ai l’air sain et sauf, la donzelle va lever peut-être son mortier et j’en choperai une ou deux dans le museau avant d’avoir eu le temps de sortir mon arsenal. Je vous le redis, toutes ces réflexions, longues à écrire, je me les fais en l’espace d’un éclair. Chez moi, l’instinct commande plus vite que la raison, je prends la physionomie surprise du gars qui ne s’attendait pas à ce petit tour de société. Puis mon visage se convulse comme sous le coup d’une grosse souffrance, je pousse un hoquet d’agonie, tout ce qu’il y a de bien imité et je m’écroule d’une façon spectaculaire. Je suis très satisfait de cette chute-là, si le directeur de la Comédie-Française me voyait, il m’embaucherait tout de suite.

J’entends la môme qui ricane. Elle rengaine son feu. Je la surveille du coin de l’œil ; savez-vous où cette femelle planque son joujou ? Dans son sac à main qui est truqué. Elle n’a pas besoin d’ouvrir ce dernier pour en extraire son arme, il lui suffit d’appuyer sur le fermoir et le flingue jaillit par l’extrémité du sac. Je ne sais pas le nom de l’ahuri qui a inventé ce truc-là, mais je voudrais bien le connaître pour lui dire ma façon de penser.

La môme blonde passe à côté de moi. Elle ne paraît pas le moins du monde incommodée par ces deux cadavres superposés ; c’est le genre de fillette qui se taperait un sandwich assise sur le cercueil de son grand-père. Elle pousse même le sadisme jusqu’à me décocher un coup de tatane dans les côtes. Je décide de jouer ma petite scène pour noces et banquets. Prompt comme la foudre, je lui attrape le pied et la fais basculer à mes côtés. D’un coup de genou, j’éloigne son sac à main. Je la maintiens plaquée solidement contre le parquet.

— Alors, ma chérie, lui dis-je, à mon tour de donner les cartes, que dis-tu de ça ?

J’entends bouger le rideau de perles de l’entrée. Je pense : « Tiens, voilà sans doute Sorrenti. » Je ne vais pas plus loin dans mes estimations, car j’ai l’impression que mon crâne vole en éclats.

Moi, je vous le garantis : le type qui vient de m’administrer ce coup de matraque peut se faire signer un contrat de travail à la Villette. Et il peut aussi allonger mon blaze comme référence.

Je lâche tout et je vais me promener dans le cirage.