Il était un petit navire

J’ouvre les yeux ; sous mon cuir chevelu un moteur d’avion se déclenche aussitôt et alors que je me dépêche de rebaisser mes stores. Dans le noir, ça va mieux, je suis en tête à tête avec ma souffrance et on s’explique plus aisément à deux.

J’ai en outre un mal de cœur qui n’est pas piqué des mites ; à croire que j’ai avalé un baquet de saumure. Ma langue est enflée et on a dû me trépaner depuis peu car mon couvercle n’est pas solide du tout.

Je prends mon élan et je rouvre mes mirettes. Il se produit à l’intérieur de mon cerveau un feu d’artifice miniature. Ma parole, je dois être saoul car je sens le plancher — je suis étendu à même un parquet ciré — qui se taille en avant. Ma lucidité est allée passer le week-end sur les bords de la Seine parce que mon intelligence n’est pas plus développée que celle d’une pince-monseigneur. Si vous remplissiez de choucroute un casque de scaphandrier, vous obtiendriez à peu près ma tête du moment.

La seule chose que je comprenne un peu, c’est que je vis et ça m’épate bougrement. J’essaie de me souvenir ; des images surgissent du brouillard étincelant dans lequel je me trouve plongé. Je revois une binette à barbiche : celle du comte Sforza, puis des cheveux blonds et mon sens olfactif reprenant le dessus, j’évoque un parfum d’une extraordinaire subtilité. Voilà que ma mémoire se remet à fonctionner : je me souviens de la belle gosse que je tenais solidement arrimée au plancher et je me souviens — j’ai de bonnes raisons pour cela — du gnon phénoménal que j’ai reçu derrière le crâne. Pour résister au choc de cet aérolithe, il ne faut pas avoir la boîte crânienne en sucre vanillé, je vous le promets.

Sûr et certain que pendant que je m’apprêtais à filer une fessée à la souris qui venait de me tirer dessus, un de ses complices chargé de faire le 22 s’est amené avec une matraque. Et qu’est-ce qu’il m’a octroyé comme ration d’oubli, le frangin ! J’ai bien failli ne plus jamais me souvenir ni de mon nom, ni du traité de Westphalie. Enfin, l’essentiel est que je m’en sois tiré, du moins provisoirement.

À grand-peine, je me mets sur mon séant. C’est un exercice des plus périlleux, car de nouveau voilà le parquet me servant de dodo qui plonge. J’ai saisi. Ces tordus-là m’ont kidnappé et ils m’ont embarqué sur un bateau. Il n’y a pas d’erreur, si ce n’est pas dans la cabine d’un yacht, que je me trouve, c’est à l’Académie française. Du reste, ça sent la mer par là. Un jour bleu, bourré de soleil passe par un hublot. Il y a des chouettes meubles en pitchpin, fixés après les cloisons. Souvenez-vous que ce bateau est tout ce qu’il y a de mheûmheû.

Je repère une couchette d’aspect confortable et je m’y traîne. Ouf ! Je me rends compte seulement maintenant à quel point je suis endolori. Et puis, zut, j’en ai ma claque de ce métier… Quand je pense que le monde est plein de zigotos qui sont, à la même minute, en train de se faire des cocottes en papier dans les ministères, de pêcher sur les bords de la Marne ou bien d’expliquer à des chouettes poupées ce que le Créateur avait derrière la tête lorsqu’il a conçu et réalisé les dames et les messieurs, je me sens plein de vague à l’âme. Et je donnerais bien dix ans de la vie du président Truman contre une vieille paire de fixe-chaussettes pour être un de ces types dont je vous parle. Parce qu’il n’y a pas besoin d’avoir le nez creux pour deviner que les ennuis ne font que commencer. Surtout que je n’aime pas beaucoup les bateaux pour l’excellente raison qu’ils sont entourés de flotte de tous les côtés, ce qui rend les évasions plus périlleuses, n’est-ce pas ?

Et en poursuivant mon raisonnement depuis A jusqu’à la place Vendôme, je comprends au bout de très peu de temps que si les espèces de putois enragés qui voulaient me descendre se sont ravisés, ce n’est pas un bon signe, quoi que vous puissiez penser ; ça indique qu’ils attendent quelque chose de moi de pas catholique et qu’ils ne reculeront devant rien pour obtenir ce quelque chose.

Sur ces entrefaites, la porte s’ouvre et deux grosses brutes font leur entrée. Ces gentlemen sont du format armoire en ronce de noyer, ils sont tellement grands qu’ils doivent baisser la tête pour ne pas heurter le plafond. Jamais je n’ai vu des Ritals aussi mahousses.

Ils s’avancent sur moi, l’un d’eux m’attrape par une guibole et me flanque en bas de la couchette. L’autre me dit : « Debout ! » en ponctuant cet ordre d’un magistral coup de tatane dans les côtelettes. Le mieux, pour l’instant, c’est d’obéir. J’aurai tout le temps de piquer ma crise de nerfs par la suite.

Les deux buteurs m’encadrent et m’entraînent dans la coursive. Nous passons devant les portes des cabines, j’avais raison de penser qu’il s’agissait d’un yacht. Ce bâtiment est un vrai bijou : le cuivre étincelant et le bois verni abondent. Nous escaladons un escalier et nous débouchons sur le pont. Une brise odorante souffle du large. Le pont est tout blanc comme une première communiante ; il faut voir comme le soleil se régale là-dessus. Toujours flanqué de mes gardes du corps, je file sur l’arrière. Et là, j’aperçois deux personnes confortablement installées dans des fauteuils à bascule : une femme et un homme. La femme, je la reconnais, c’est la môme blonde qui voulait m’assaisonner ; quant à l’homme, je ne l’ai jamais rencontré. Il est vachement beau, je sens que, si j’étais femme, c’est le genre de mec pour qui je ferais toutes les couenneries. À côté de lui, Tyrone Power est juste bon à vider les poubelles. Devant eux, il y a une table basse garnie de boissons glacées ; il y a autre chose aussi, que je n’ai pas de mal à reconnaître, c’est la paire de menottes que j’ai toujours sur moi. La fille blonde a suivi mon regard et a souri.

— Pietro, dit-elle à un de mes convoyeurs, adosse le signore au mât, ramène-lui les mains derrière le dos et maintiens-les attachées au moyen de ceci.

Ce disant, elle lui lance mes poucettes.

Deux minutes plus tard, je suis solidement arrimé devant le couple.

Alors la donzelle se met à rigoler.

— Monsieur le commissaire, fait-elle, j’espère que vous ne me tiendrez pas rigueur pour cette précaution, mais l’expérience m’a appris qu’avec vous, il vaut mieux employer les grands moyens.

Je détourne la tête et je me mets à fredonner Long Ago, c’est un air épatant qui me sert d’exutoire.

— Vague à l’âme ? questionne la môme que cette chanson semble autant émouvoir qu’une affiche de défense passive.

— Ça se pourrait, lui dis-je.

Elle se tourne vers son compagnon. Ce dernier se balance languissamment en m’observant.

— Alors, Bruno, attaque-t-elle. Je croyais que vous aviez une petite chose à demander au commissaire ?

— J’en ai même plusieurs, déclare le beau gosse en reposant son verre. Je voudrais savoir comment vous avez été amené en Italie pour enquêter et ce qu’est devenu Tacaba.

Je réfléchis un brin et je suis soulagé, ceci pour deux raisons, la première c’est que les plans ne sont pas encore négociés puisque le gang désire savoir comment il a pu être éventé en Italie — ce dont il se foutrait s’il avait conclu son marché ; la seconde, c’est que l’idée qui me trottait dans le caberlot comme quoi le signore Luigi Sorrenti serait mêlé à cette histoire est fausse. J’avais pensé que c’était lui qui m’avait donné, mais il n’en est rien, car alors les bandits seraient affranchis sur le sort du gorille.

— Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, murmure Bruno, mais j’attends une réponse à mes questions.

Je lui souris tendrement et je regarde du côté de l’horizon. J’aperçois, dans des lointains radieux, la côte sombre et je découvre sur la droite un monticule à la forme caractéristique. Il y a gros à parier que ce promontoire s’appelle le Vésuve, et que cet autre, plus à droite, en forme de casque, est l’île de Capri. J’ai dû rester dans les pommes un petit bout de temps car ces Chinois m’ont fait déjà pas mal voyager.

Mon regard revient au couple, la gosseline ricane ; son compagnon fronce les sourcils. Certainement qu’il ne doit pas être patient. Il se lève sans se départir de sa nonchalance distinguée. Il s’approche de moi et m’en met un à la pointe du menton. Il ne faut pas se fier à l’aspect d’un type, celui-ci n’a pas l’air des plus costauds et pourtant il possède un crochet du gauche qui agacerait Cerdan sur un ring.

— Écoute, joli cœur, lui dis-je après avoir vérifié du bout de la langue si mes dents ont résisté, tu emploies des arguments qui ne sont pas dignes d’un gentleman.

Il ne répond rien et m’expédie un direct du droit sur la pommette. Je sens ma gogne qui enfle. Pas besoin de s’appeler le fakir Duchnock pour savoir ce que je pense. Le type comprend que si j’avais les mains libres, il ressemblerait dans quelques secondes à une descente de lit usagée.

— Je t’ennuie, hein ? demande-t-il. Si tu ne veux pas que je te rabote la figure jusqu’à ce qu’elle devienne aussi plate et lisse qu’un sous-main, je te conseille de répondre à mes questions.

— Et si j’y réponds, face de pékinois, qu’est-ce que tu m’offres en échange ?

— Si tu me réponds correctement, on te balancera à la flotte avec une bouée et tu te débrouilleras pour regagner la côte. Si tu fais la mauvaise tête, je te ferai tellement de trucs savants que tu ne pardonneras jamais à ta mère de t’avoir mis au monde. Tu vois ce que je veux dire ?

— Je vois.

— O.K. Alors, chante, beau merle.

— Mande pardon, mais le marché ne me convient pas. Il n’est pas réglo. N’est-ce pas, Else ?

C’est une idée à moi. J’ai balancé ce prénom au petit bonheur. Depuis que j’ai vu la fille blonde, je suppose que c’est d’elle que Tacaba rêvait en avalant son bulletin de naissance.

Je ne me suis pas trompé ! Elle sursaute et renverse son orangeade sur le pont.

— Il me connaît ! s’exclame-t-elle.

Alors, je m’offre une bonne dose de culot.

— Et comment ma cocotte, affirmé-je effrontément. J’en sais long sur toi et je ne suis pas le seul.

Je la guette du coin de l’œil. Elle s’est versé un nouveau glass et commence à le siroter tout en réfléchissant.

— Bruno, fait-elle soudain, je voudrais te dire deux mots en particulier.

Docilement, il la suit à l’avant du bateau. Je regarde autour de moi. Il n’y a personne, excepté le matelot qui tient la barre dans le poste de pilotage ; mais il est occupé par sa besogne et ne me prête aucune attention. C’est le moment d’essayer un petit coup. Tout à l’heure, lorsque les deux tordus m’ont passé les poucettes, j’ai employé un petit truc qui a souvent réussi à des crapules de ma connaissance. Ce truc en question consiste à tordre légèrement le poignet au moment où on frappe la partie mobile de la menotte dessus. De cette façon, le bracelet forme une boucle plus large. En ramenant ensuite le poignet dans sa position normale, c’est-à-dire à plat, on peut quelquefois dégager toute la main. J’essaie de me libérer les pognes, à tout hasard. Je suis bien décidé à tenter l’impossible. Je sais bien qu’un de ces quatre, tout malin que je suis, un pied-plat quelconque me farcira, mais je voudrais, auparavant, lui démontrer à quoi ressemble un type surnommé San Antonio lorsqu’il se met en rogne.

Je m’escrime comme une mouche sur du papier collant. Qu’est-ce que font la môme Else et le Bruno ? Ils doivent manigancer un fourbi pas ordinaire.

Je tire sur la chaîne, ma main décrit des mouvements de reptation, elle doit être toute bleue, je sens mes muscles qui se ratatinent et mes jointures qui craquent. Je continue à forcer et ma paluche se dégage. Je l’ouvre et la referme alternativement une douzaine de fois pour voir si elle fonctionne encore. Tout est O.K. Je fonce en avant, en deux pas j’atteins le rouf et je dégringole l’escalier de bois. Mon intention ? Trouver la cabine de radio — j’ai perçu une antenne sur le pont — et me débrouiller pour envoyer un message. Chaque seconde est un siècle, il faut agir vite. Si seulement j’avais encore mon feu ! Le matelot au gouvernail n’a pas remarqué ma fuite car il aurait gueulé. Soudain mon regard se pose sur un aspirateur que le steward a abandonné dans un coin. Il me vient une bath idée. J’ôte ma veste et l’entortille après l’aspirateur. Puis je me précipite à un hublot, l’ouvre et flanque l’appareil au bouillon. Ça produit un gros plouf. Je pousse un cri, dans le style du Jules qui ne sais pas nager et qui a la trouille. Un instant, ma veste freine l’engloutissement de l’appareil ; dans le bouillonnement des flots, on jurerait que c’est bien d’un homme qu’il s’agit. Le truc a réussi. Venant du pont, des exclamations me parviennent, j’entends même des coups de feu. Ces pauvres cloches croient que je me suis jeté à la flotte pour éviter d’être torturé.

L’essentiel est maintenant que je trouve une planque. Sur un yacht de plaisance, ça n’est pas facile. Si je reste dans la coursive, je vais être découvert d’un instant à l’autre. Je pousse une porte, au petit bonheur la chance. Et la chance continue de me sourire, car il n’y a personne dans cette pièce. Je referme la lourde doucement. Il était temps, j’entends un bruit de pas dans le couloir.

*

La cabine dans laquelle je viens de m’introduire est ravissante. C’est celle d’une femme, because il y a plein d’objets de toilette féminins et des dessous de soie rose qui laisseraient un eunuque rêveur.

Qu’est-ce que vous pariez que voilà le doux nid de la môme Else ? Un examen superficiel m’indique que la chambrette vient d’être « faite ». La couchette est en ordre, et on vient de passer le hublot à la peau de chamois. Donc, si je trouve un petit coin peinard où me dissimuler, je ne crains pas d’être emmouscaillé avant la nuit. Seulement ces endroits-là sont plutôt exigus et le constructeur tire parti de tout. Sous la couchette se trouve un placard. Je l’ouvre, tout est au poil, car ce meuble bas est composé intérieurement d’un unique rayon qui le sépare en deux dans le sens de la longueur. En haut sont rangés les vêtements, en bas est empilée la literie de rechange. Je pratique une niche dans ce compartiment inférieur en ramenant les draps et les polochons sur l’avant du rayon.

Avant de me glisser dans cette planque, je fais un tour d’horizon rapide. Je déniche dans un bar miniature fixé au-dessous du hublot une boîte de nougats et une bouteille de cognac. Je décide d’adopter ces amusettes. J’ouvre le tiroir de la coiffeuse et me trouve nez à nez avec un pistolet de dame à crosse de nacre ; je vérifie le chargeur, il contient ses six balles ; je l’empoche sans hésiter. Maintenant, je me sens en forme pour tenir un siège.

Doucement, je me glisse dans le placard et, pour vous prouver que ma bonne étoile met tout ce qu’elle peut comme éclat, je vous dirai que ce meuble ferme par simple pression et qu’il n’est muni d’aucune serrure ou targette.

Il y a bien des gars vergeots, hein ? Si je n’avais pas une matière grise à haute tension, je vous parie l’aérodrome d’Orly contre un œuf à la coque qu’à l’heure où je vous parle, je serais en train de régaler les poissons avec mes cent soixante livres de bidoche personnelle.

Oui, mais voilà, le petit San Antonio n’est pas un cave et, pour espérer lui damer le pion, il ne faut pas oublier de monter son réveil sur trois heures du matin.

Une fois carré dans le placard, je ramène la pile de lingerie contre moi. De cette façon, en supposant même que la belle Else vienne chercher des fringues de rechange, elle ne peut pas m’apercevoir.

Je croque les nougats, ils sont rudement fameux. Bien sûr, je préférerais m’envoyer une omelette au lard, mais tant pis. Comme le disait un pote à moi qui avait sombré dans la purée : « Si j’avais du lard, je ferais bien une omelette au lard… mais je n’ai pas d’œufs. »

Comme ces sucreries m’ont englué le couloir, je me carre la bouteille de cognac sous le nez et je joue au monsieur qui fait son plein d’essence. Dans le noir, je ne peux pas surveiller le niveau du flacon, aussi je suis tout surpris au bout d’un instant de téter à vide. J’enfouis la bouteille sous un traversin et je me détends.

Est-ce l’effet de l’alcool ou la fatigue ? Toujours est-il que je suis à deux doigts de m’endormir. Alors, je me mets à plat ventre pour être sûr de ne pas ronfler.